Dick Marty : « Rien ne justifie la torture »

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Dick Marty : « Rien ne justifie la torture »

17 mai 2011
Pour Dick Marty, l'exécution de Ben Laden risque d'en faire un martyr. Il assure que rien ne justifie la torture. Le conseiller aux Etats (PLR/TI) est venu donner une conférence à la Faculté de théologie de l'Université de Genève dans le cadre du cours public « Morale privée – éthique publique? »


Pour le conseiller aux Etats, l'exécution du leader d'Al-Qaïda est une erreur. « Je crois que c'était dans l'intérêt de beaucoup de monde qu'il n'y ait pas de procès », a-t-il dit dans les colonnes de la Tribune de Genève. L’ancien procureur général du Tessin et président de la Commission des droits de l'homme au Conseil de l'Europe a également dénoncé les prisons secrètes de la CIA sur territoire européen et le trafic d’organes conduit par l’Armée de libération du Kosovo.

Interview par Anne Buloz, ProtestInfo

ProtestInfo : Vous êtes devenu célèbre pour votre enquête sur les prisons secrètes de la CIA en Europe de l’Est. Etes-vous satisfait des résultats obtenus ?

Dick Marty : Non, évidemment pas ! Je ne suis pas du tout satisfait des réactions de la classe politique. Des gouvernements ont tout fait pour cacher la vérité. Je goûte cependant un certain plaisir en voyant ce que j’ai écrit régulièrement confirmé dans toutes sortes de rapports. En 2006, j’ai fait référence à l’utilisation d’un petit aéroport turc. J’ai alors été traité de tous les noms d’oiseaux. WikiLeaks a rendu public le fait qu’un câble diplomatique de l’ambassade des Etats-Unis, envoyé le lendemain de ma conférence de presse, le confirmait. Le fait de contribuer à la recherche de la vérité est une certaine satisfaction.

ProtestInfo : Pourquoi les Etats-Unis ont-ils préféré assurer leur sécurité dans cette affaire plutôt que de respecter leurs valeurs ?

Dick Marty : La doctrine des Etats-Unis est un peu réduite au principe que ce qui est dans l’intérêt des Etats-Unis prime sur toute autre considération. Les Etats-Unis ont une vision impérialiste et n’adhèrent pas à la Cour pénale internationale. C’est choquant qu’ils n’y soient pas soumis. Les Américains auraient pu construire une grande prison aux Etats-Unis pour les personnes suspectées de terrorisme mais elles ont été détenues hors des Etats-Unis, à Guantanamo, Abou Ghraïb et dans les prisons secrètes de l’Europe de l’est. Leur lutte contre le terrorisme est illégale. Le système employé par l’administration Bush a permis la torture et les arrestations illégales de centaines d’innocents. En faisant cela, il a transformé des criminels en combattants et en a fait des martyrs. C’est une erreur fondamentale. Seul un procès selon toutes les règles d’un état de droit est possible en démocratie.

ProtestInfo : En décembre dernier, vous avez dénoncé le trafic d'organes conduit, dès 1999, par l'Armée de libération du Kosovo. Avez-vous été entendu?

Dick Marty : Mon rapport a dérangé la vérité officielle. Par contre, il a été accepté au Conseil de l’Europe. Les députés de 47 pays y siègent, c’est donc quelque chose d’assez sérieux.

Vous vous êtes plaint d’être resté très seul dans vos combats. L’ancien Ministre des Affaires étrangères français Bernard Kouchner a notamment fermement nié le trafic d’organes.
Il l’a nié dans un éclat de rire obscène étant donné la gravité des faits en discussion. La vidéo a été vue par des millions de personnes. Beaucoup ont vu à cette occasion son vrai visage. Dans les deux cas dont nous avons parlé, j’ai été en opposition avec l’ensemble des gouvernements occidentaux. Je pourrais écrire longuement sur la solitude ! Il y a des vérités qui dérangent.

ProtestInfo : Vous avez traqué et dénoncé des injustices. Comment l’avez-vous vécu à titre personnel ?

Je crois que, malgré ma longue carrière, j’ai conservé la faculté de m’indigner. Depuis toujours, je trouve que chacun d’entre nous devrait s’indigner face à l’injustice. La pire des choses est l’indifférence. Nous vivons dans une période d’individualisme égoïste. Or, nous sommes tous concernés par ce qui s’est passé en Tchétchénie ou par les femmes violées au Congo. Ce sont des êtres humains. J’ai rencontré partout des gens extraordinaires qui risquent leur vie. Plusieurs ont été assassinés. Je trouve que moi, en comparaison, je ne fais presque rien du tout. On perd notre liberté lorsqu’on n’assume pas notre responsabilité d’Homme et notre devoir de solidarité.

ProtestInfo : Après des affaires si médiatisées, vous avez accepté un mandat du Conseil fédéral sur la question jurassienne.

Dick Marty : On me l’a demandé et je n’ai pas trouvé de raison de dire non. C’est une chose bien différente après avoir vu tout ces combats avec un fond d’idée identitaire entre les Albanais et les Serbes, les Tchétchènes et les Russes et au Congo. En Suisse, nous avons le privilège d’avoir une société multiculturelle et multilingue, avec des mécanismes positifs de dialogue. Nous pourrions, pourquoi pas, développer un modèle qui servirait dans d’autres pays.

ProtestInfo : Avez-vous connu des conflits de conscience dans l’exercice de la justice ?

Dick Marty : Oui. Quand on s’occupe de justice, comme en politique ou dans le journalisme, on est toujours confronté à des cas de conscience et aussi à de la révolte. La justice n’est pas toujours juste. Elle cristallise des situations qui deviennent légales, ce qui est parfois profondément injuste. Dans la réalité, elle est très forte contre les faibles et très faible contre les forts. Cela m’a toujours révolté.

ProtestInfo : Estimez-vous que des lois sont moralement injustes en Suisse ? Par exemple celle contre l’euthanasie ?

Dick Marty : J’ai aussi été rapporteur sur l’euthanasie pour le Conseil de l’Europe. L’euthanasie est pratiquée tous les jours dans de très nombreux hôpitaux. Je ne dénonce pas cela mais l’hypocrisie de ne pas vouloir voir la vérité en face. Mon rapport, très modéré, a déclenché des passions. Silvio Berlusconi avait affrété un avion pour que des gens que l’on ne voyait jamais viennent voter !

ProtestInfo : Lorsque quelqu’un estime une loi moralement injuste, a-t-il le droit ou même le devoir de résister ?

Dick Marty : Je trouve que oui, mais il faut une raison sérieuse. Comme dans le cas des lois nazies qui discriminaient les juifs, pour protéger les juifs durant la guerre ou, dans les années 60, lorsqu’il était interdit d’enseigner à un enfant vivant illégalement en Suisse. Ceux qui l’ont fait ont eu raison. Lorsqu’un ordre ou une loi est moralement inique, il est légitime, comme être humain, de résister. C’est un devoir.

ProtestInfo : Vous avez annoncé que vous ne vous représenterez pas, cet automne, au Conseil des Etats dont vous êtes membre depuis 1995. En avez-vous assez de la politique?

Dick Marty : Il y a un temps pour tout ! C’est bien qu’il y ait une certaine alternance dans les postes à responsabilités. Le même problème s’était posé lorsque j’étais procureur. Bien que toujours passionné après 15 ans à ce poste, j’avais estimé que c’était sain, autant pour moi que pour l’institution, de changer.

ProtestInfo : Vous êtes protestant. Au Tessin, c’est une petite minorité (7%). Comment avez-vous vécu cette situation?

Dick Marty : Elle a certainement influencé mon caractère. A la petite école, je devais quitter la salle lorsque le curé donnait les leçons de religion. C’était un acte assez fort. Je pense que grandir dans une diaspora m’a aidé à avoir un regard, une indépendance et une critique plus développée. Et aussi à ne pas craindre d’avoir une opinion différente de la grande majorité des personnes qui m’entourent.

ProtestInfo : Le protestantisme a-t-il forgé vos valeurs?

Dick Marty : Je pense que oui. Je supporte mal l’injustice et l’absence de liberté. Je trouve que la culture protestante apporte une approche différente. Je ne suis pas pratiquant, mais je crois aux valeurs de l’Eglise et en l’institution qui les représente.

ProtestInfo : Que pensez-vous du retour du religieux en politique ?

Dick Marty : Tout le mal possible. Les deux choses devraient être totalement séparées. Je suis pour un Etat profondément laïc. Un Etat doit protéger la liberté religieuse mais ne pas en faire un usage politique. Je suis fondamentalement contre les Eglises d’Etat.

ProtestInfo : Vous avez rempli plusieurs missions difficiles. Est-ce une volonté de votre part ou avez-vous été choisi par des personnes qui pensaient que vous étiez l’homme de la situation ?

Dick Marty : J’ai l’impression que c’est les deux à la fois. Je trouve que faire des choses difficiles est peut-être plus stimulant que de faire des choses faciles. C’est peut-être aussi une façon de se mettre à l’épreuve. Déjà enfant, je m’asseyais toujours au dernier rang alors que j’étais très handicapé de la vue. Je ne distinguais rien au tableau noir. J’ai certainement un goût pour le défi. On m’a souvent choisi pour des missions que d’autres ne voulaient peut-être pas faire ou jugeaient trop dangereuses.

INFOS

  • Cette interview a eu lieu dans le cadre d'une conférence donnée dans le cours public « Morale privée – éthique publique? » Etat de droit et abus d'Etat, Faculté de théologie, Université de Genève.
Cet article a été publié dans :

Le quotidien genevois Le Courrier mardi 17 mai.