« Le christianisme, c’est le passage de la loi de la nature à la loi de la grâce »

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« Le christianisme, c’est le passage de la loi de la nature à la loi de la grâce »

13 mai 2011
Régis Debray était dans la cité de Calvin au mois de mars, à l’invitation de la Compagnie des pasteurs et des diacres de l'Eglise protestante de Genève. L’occasion de faire le point sur la santé du sentiment religieux en Europe et de découvrir quelques clés de ses derniers livres, Le moment fraternité et Eloge des frontières*.


Propos recueillis par Emmanuel Rolland, La Vie protestante Genève

VP Ge : Comment est né votre intérêt pour le fait religieux?

Régis Debray : Si j’ai longtemps suivi le socialisme révolutionnaire, qui est, comme tous les millénarismes, une idée chrétienne devenu folle, j’ai aussi fait le constat de l’extraordinaire pérennité du fait religieux à travers l’espace et le temps. Et je me suis demandé: qu’est-ce qui amène les gens et les peuples à croire? Non seulement à croire mais à former communauté? C’est ainsi que peu à peu, je suis remonté à la source, à l’Ancien Testament, au christianisme, dans un processus, si vous voulez, de régression réflexive.

VP Ge : Qu’avez-vous alors appris?

RD : Ma première découverte en Amérique latine, c’est qu’il y a l’autre, d’autres cultures, des habitudes de vie qui me sont étrangères. Toutes ces cultures sont archaïques, ancestrales, d’une profondeur de temps considérable et elles sont toujours là. Donc l’idée très XIXe siècle selon laquelle lorsqu’une école s’ouvre une église ferme, autrement dit que la croyance se dissout dans le rationalisme, est une idée fausse. Il y a au contraire une permanence du religieux qu’il faut essayer de comprendre. Tout cela pose des questions, d’autant plus quand on vient comme moi d’un milieu athée où la religion, c’est l’opium du peuple, une force réactionnaire et conservatrice. Je découvre que c’est aussi la vitamine du faible, une force active de proposition, et que la religion peut amener les gens à résister à l’oppression.

VP Ge : La croyance ne se dissout pas dans le rationalisme dites-vous. Est-ce que la religion se dissout dans la sécularisation?

RD : Je n’ai jamais cru dans la thèse de la sécularisation entendue comme disparition du religieux. Il peut y avoir transplantation du religieux, pas disparition. Une société, même si elle se croit irréligieuse, a besoin de totems, de dieux à la fois évocateurs et réparateurs et de lieux où l’on fait silence, où l’on se recueille et où on enlève son chapeau, un lieu et un moment où on ne rit pas.

VP Ge : Quels sont les éléments indispensables à la formation d’une communauté?

RD : D’abord une transmission. La transmission, c’est le contraire de la communication qui consiste à faire circuler une information dans l’espace à un moment T. La transmission, c’est porter une information dans le temps, c'est-à-dire construire une durée, une tradition, une mémoire et c’est bien ce qui distingue l’homme de l’animal. L’animal communique fort bien mais il ne transmet pas. Ensuite, une communauté humaine suppose toujours un point de cohérence, c’est à dire un point fédérateur qui peut être un texte, une figure de héros, un évènement, bref, quelque chose qui rassemble.

Et ce qui rassemble, on le nomme le sacré. Le sacré, c’est ce qui nous fait tenir ensemble et qui nous permet de résister à l’usure et à l’éparpillement. Le sacré, c’est ce qui permet à une communauté de ne pas mourir ou du moins de retarder le moment de sa mort et de sa désagrégation. Autrement dit, le sacré, c’est ce qui compose, et nul besoin d’une religion institutionnelle pour cela. Je constate d’ailleurs que moins il y a de religion, plus il y a de sacralité.

Un endroit qui m’avait frappé par l’abondance de sacralité, c’était l’Union soviétique, tellement pétrifiée de sacralité qu’elle en était devenue immobile. La hiérarchie, le mausolée de Lénine, la place Rouge devenue un lieu de dévotion sur laquelle il est interdit de fumer, les icônes politiques affichées partout ; bref, on peut toujours se débarrasser du religieux sous sa forme institutionnelle mais il nous revient sous une forme plus sauvage, omniprésente.

VP Ge : La communauté, qu’elle soit religieuse ou villageoise, est en perte de vitesse. Quel rôle pour les Eglises?

RD : Il est évident qu’il y a une sorte d’éclatement du nous au bénéfice du moi-je, une sorte de «tout à l’ego», mais je ne le crois pas durable. Au fond, il y a deux types de société ou, pour le dire avec Paul Valéry, deux choses qui menacent le monde: l’ordre et le désordre, c’est-à-dire l’excès d’individualisme et l’absence d’individualisme. Les protestants ont joué un rôle dans la déritualisation du monde. Or, je crois les rituels essentiels.

Le protestantisme a contribué avec son culte de la sincérité, à marginaliser les gestes, les lieux, les liturgies qui amènent les gens à communier ensemble et à s’élever au-dessus de leur intérêt immédiat. Je suis donc inquiet aujourd’hui de l’effritement des Etats-nations en Europe qui, loin de déboucher sur un règne harmonieux et juridiquement contrôlé de fraternité internationale, s’abîme dans un communautarisme de plus en plus exaspéré.

Dans ce moment, je crois que le religieux a son rôle à jouer. N’oubliez pas la double étymologie du mot religion: religare «ce qui relie» ou religere «ce qui recueille». Quelle que soit celle que l’on choisit, sa fonction est toujours de mettre ensemble parce que chacun sait qu’il y a un moment où le tout à l’ego se retourne contre lui-même et devient dangereux pour tous.

VP Ge : A l’heure de la mondialisation et des unions supranationales, vous défendez une idée de la frontière à contre-courant : que voyez-vous de positif dans les frontières?

RD : A priori, la frontière, c’est ce qui est antipathique, c’est ce qui résiste... Mais c’est quelque chose d’ambigu. J’ai constaté qu’il y a de plus en plus de frontières au moment où on en parle de moins en moins. 26 000 km de frontières se sont créées depuis les années 80 et il y en a 23 000 en construction. Il est vrai que les empires ayant éclaté, il y a de plus en plus d’Etats territoriaux et donc de plus en plus de frontières. Mais quel sens donner à cette multiplication des frontières politiques, territoriales, au moment de la mondialisation technico-économique?

Deuxième point, on dit: la frontière, c’est la guerre, c’est le front. Soit, mais la frontière, c’est aussi la paix, c'est-à-dire la reconnaissance de l’autre. Je l’ai découvert au Proche-Orient où j’ai un peu traîné mes guêtres: là où il n’y a pas de frontières, il y a des murs. La frontière, c’est le vaccin contre le mur, car la frontière c’est la reconnaissance de l’autre, c'est-à-dire la légitimité qu’il y ait un autre et que vous n’êtes pas partout chez vous.

Enfin, la frontière protège le faible. Prenez le droit d’asile: s’il n’y a plus de frontières, qu’est-ce qu’on en fait? Une fatwa pourrait être exécutable partout. Autrement dit, la frontière c’est aussi une hospitalité. Le fort n’aime pas les frontières. Le fort voudrait pouvoir aller partout, mais de fait il a quoi? Un territoire où il se terre. C’est chez lui, et il lui faut admettre que les autres ont aussi droit à un chez eux. Donc pour moi, la frontière, c’est une civilité, une marque de civilisation.

VP Ge : Comment la «fraternité» peut-elle être ferment de paix?

RD : La fraternité, ce n’est pas la fratrie, ce n’est pas le lien du sang. C’est le lien du sens. Si vous lisez la Bible, vous observez que la fratrie, ça finit toujours très mal: Caïn et Abel, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères. La fraternité consiste à faire une famille avec ceux qui ne sont pas de sa famille. C'est faire un «nous» non pas générique mais symbolique, non pas fondé sur l’hérédité mais sur la volonté.

L’immense mérite que je reconnais au christianisme, c’est d’avoir permis la rupture avec le «nous» ethnique, clanique ou familial pour instaurer le nous de Saint Paul, un «nous en Christ», dans la suite du Christ d’ailleurs, et des fameux «famille je vous hais» de sa prédication! C’est une rupture de civilisation capitale dont il faut bien voir le côté un peu subversif. C’est le passage de la loi de nature à la loi de la grâce. Il consiste à sortir de ce «nous» héréditaire pour trouver une communauté volontaire.

INFOS

*Le moment fraternité, Editions Gallimard, 2009. Eloge des frontières, Editions Gallimard, collection blanche, 2010.