Le Noël d'un renfrogné

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Le Noël d'un renfrogné

21 décembre 2011
Quelle idée ses parents avaient-ils donc eue de le prénommer Félix, c’est-à-dire le « bienheureux » ? Ils n’avaient évidemment pas pu imaginer ce qu’il deviendrait. Mais à l’usage, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : ce prénom tombait mal.

Un conte de Bernard Reymond

Plus renfrogné que lui, on ne faisait pas : l’air toujours contrarié, jamais satisfait, bougon, volontiers rouspéteur, Félix devenait plus acariâtre encore à l’approche des fêtes.

Il ne manquait pas, à l’approche de Noël, de s’en prendre aux excès de décoration des commerçants, au caractère par trop contraint des appels à la bienveillance qui se multiplient dans cette période de l’année, et par-dessus tout à la joie factice que les gens se sentaient obligés d’afficher, selon lui, dans les multiples repas de famille et autres rencontres amicales autour du 25 décembre.

Il faut dire que les agapes de ce type, dans sa propre famille, lui avaient toutes laissé de mauvais souvenirs, tant il avait eu l’impression que tous, petits et grands, s’y jouaient la comédie d’une amabilité de surface dissimulant mal d’autres sentiments beaucoup moins recommandables.

Jusqu’à cette fin d’année où s’étaient installés dans un appartement du même palier que lui des étrangers qui ignoraient tout des habitudes et de la population du quartier.

On ne s’étonnera donc pas si, cette année-là, il rentrait chez lui le 24 décembre au soir plus solitaire, plus renfrogné et d’un air plus désagréable que jamais. Il avait d’ailleurs dans sa maison et son quartier une telle réputation de mauvais caractère que presque plus personne ne lui adressait la parole ni même ne le saluait, tout particulièrement dans cette période de l’année où il était connu pour répondre à d’éventuels saluts par des remarques systématiquement désobligeantes sur tout ce qui est justement en train de se passer au moment des fêtes. Il s’isolait par toute son attitude et on avait pris l’habitude de l’abandonner à sa solitude.

Gens d'ailleurs

Jusqu’à cette fin d’année où s’étaient installés dans un appartement du même palier que lui des étrangers qui ignoraient tout des habitudes et de la population du quartier. Ils venaient d’ailleurs, de tout ailleurs, d’un pays où l’on n’imagine même pas que fêter puisse se passer essentiellement en famille et non en collectivité.

Ces gens venus de tout ailleurs eurent vite fait de comprendre que des fêtes rassemblant tous les habitants de l’immeuble n’étaient pas dans les usages locaux. Mais dans leur idée, il devait tout de même bien se passer quelque chose avec les locataires du même palier, à cette nuance près que, sur ce même palier, quatre locataires sur six avaient l’habitude de s’absenter au moment de Noël.

Le soir du 24 décembre venu, il ne restait donc plus sur l’étage que Félix et eux. Sans plus attendre, ils attendirent qu’il rentre chez lui et, au moment où il allait ouvrir la porte de son appartement, se précipitèrent pour l’inviter à entrer de préférence chez eux. Félix, à son habitude, leur répondit sur un ton et avec un air plus bougons que jamais. Mais n’étant pas d’ici, ils prirent cette attitude rébarbative pour un signe de politesse : dans leur pays d’origine, on n’acceptait pas d’emblée une invitation, tout enjouée qu’elle puisse être ; on se faisait prier, on affichait toutes sortes de réticences, et le jeu social voulait que les invitants ne s’y laissent pas prendre, mais insistent jusqu’à ce que l’invité fasse mine de céder de guerre lasse.

Comme un glaçon dans un milieu tempéré

Les invitants, en l’occurrence, insistèrent avec tant de pudeur et de réelle franchise que Félix finit par céder à son tour, mais sans se départir pour autant de son air toujours franchement contrarié. Ses hôtes eurent ce soit-là la délicatesse de ne pas lui en tenir rigueur, mais ne cherchèrent pas non plus à le tirer de sa morosité : il voulait être bougon, qu’il le reste et se contente d’être là, tout simplement. Ils étaient tout bonnement contents de l’avoir avec eux, sans plus.

Quand l’un des enfants de la famille fut invité à lire l’un des récits de Noël, il se surprit même à l’écouter attentivement

Dans cette atmosphère de bon aloi, sans démonstration excessive de sentiments chaleureux, Félix finit par se trouver comme un glaçon dans un milieu tempéré : il se dégela progressivement. Sans même bien s’en rendre compte, il se mit à sourire, à prendre une attitude avenante, à prendre aimablement part à la conversation. Quand l’un des enfants de la famille fut invité à lire l’un des récits de Noël, il se surprit même à l’écouter attentivement, alors que d’habitude la seule idée d’entendre quelque chose qui aurait pu lui rappeler l’école biblique lui mettait les nerfs en boule. On l’aura compris : il était en train de devenir un autre homme.

Les voisins du quartier ne tardèrent pas à s’en apercevoir dès le lendemain : Félix disait bonjour, souriait, engageait même volontiers la conversation. Et quand quelqu’un lui demandait comment il allait, il répondait : « Ça va mieux, depuis Noël ça va beaucoup mieux, merci ! » Et il ajoutait sur un ton vraiment intéressé cette phrase qu’on ne l’avait jamais entendu dire : « Et vous, comment ça va ? »