Edgar Morin : « Il faut sauver le soldat Terre »

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Edgar Morin : « Il faut sauver le soldat Terre »

Jean Martin
29 février 2012
Le titre ci-dessus est l’exclamation d'Edgar Morin, sociologue qui a dynamisé sa discipline en France vers 1960 et a œuvré de manière marquante comme philosophe. Un sage très respecté. Il s’est beaucoup penché sur l’évolution de notre monde (1) et, à 90 ans, a publié il y a un an une sorte de bilan
(2), La Voie – Pour l’avenir de l’humanité.*


Au chapitre des phrases qui choqueront certains : « Le développement a créé de nouvelles corruptions, il a détruit les solidarités traditionnelles, a engendré une croissance de la criminalité par des mafias internationales. En ce sens, le développement est anti-éthique ». (p. 24**) Dans tous les cas, le développement apparaît assez aveugle aux dégâts qu’il produit. Morin oppose au mal-développement que nous connaissons l’enveloppement, qui inclut le maintien de l’insertion dans sa propre culture et… de la qualité poétique du vivre (les technocrates apprécieront).

L'éthique communautaire

Aujourd’hui, « on appelle sous-développées des cultures [que Morin appelle peuples premiers, ou -témoins, ou -racines] qui comportent des savoir-faire, des sagesses, des arts de vivre souvent absents ou disparus chez nous ; elles recèlent des richesses qui maintiennent l’éthique communautaire, avec une relation d’intégration à la nature et au cosmos ». (p. 49) « L’organisation disjonctive de la connaissance scientifique produit des connaissances morcelées empêchant leur association en connaissances globales ; d’où le paradoxe que cela produit plus de cécité que de lucidité. » (p. 85) Well… En sommes-nous là ?

Sur un thème chaud : « Ainsi, les pays riches devraient combiner les croissances nécessaires avec les décroissances non moins nécessaires. » (p. 51) Différencier donc la réflexion au lieu de rejeter en bloc les avertissements à propos d’un emballement qui, quant à moi, paraît manifeste. Ainsi, l’Arc lémanique connaît une croissance rapide dont beaucoup se réjouissent (encore) mais qui doit aussi inquiéter ; avouerais-je que, s’agissant même de l’impressionnant dynamisme de nos Hautes Ecoles, je ne vois guère qu’elles admettent la pertinence de la phrase de K. Boulding mise en exergue.

Quiconque croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est un fou ou un économiste.***

La politique, la res publica, est bien sûr au centre des enjeux. Morin : « La pensée politique est au degré zéro. Elle ignore les travaux sur le devenir des sociétés, [elle] se satisfait des rapports d’experts et des statistiques (…) Elle ne sait pas que Shakespeare la concerne, elle ignore les méthodes aptes à traiter la complexité du monde. Privée de pensée, la politique a passé, comme disait Max Weber, de l’économie du salut au salut par l’économie. » (p. 46-7)

Est indispensable à ses yeux une « réforme de l’éducation qui intégrerait la problématique civique, et sans doute l’institution d’un Haut Conseil de l’éthique civique ». (p. 69) (…) La nécessité d’une politique planétaire et d’une instance de décision planétaire a suscité les conférences de Rio, Kyoto, Copenhague, lesquelles ont confirmé les diagnostics alarmistes. » (p. 84) (NB : c’était écrit avant Fukushima)

Dans le chapitre sur l’eau qui de bien public devient de plus en plus bien marchand, à laquelle s’est intéressé aussi Erik Orsenna ((3) dont on peut recommander aussi le Petit précis de mondialisation, (4)), Morin demande que des mesures de sauvegarde soient mises en œuvre aux échelles locales et nationales, tout en appelant de ses vœux un consensus supranational et un Office mondial de l’eau doté de pouvoirs adéquats. (p. 101)

Les utopies de gestion planétaires

Devant ces utopies de gestion planétaire, les « réalistes » s’esclaffent ! J’en ai une modeste expérience personnelle, il y a dix ans à la Constituante vaudoise où j’ai oeuvré pour l’institution d’un Conseil de l’avenir surprise : le peuple a accepté l’inscription d’un organe de prospective à son article 72 mais la mise en œuvre se fait attendre.

On ironise : un tel Conseil serait-il un quatrième pouvoir ? On soulève le spectre de la « république des sages » ; refusant de voir la course à l’aveugle actuelle, on encense l’axiome des conservateurs non-éclairés, à savoir le droit de chacun de faire du profit n’importe comment, sans égard pour les impacts sociétaux.

Or, comment nier le besoin d’une gouvernance mondiale qui soit tant soit peu à distance des contraintes électoralistes et s’attache au long terme, avec un éventail de compétences assorties de prérogatives (5). Mais sur ce chemin, il y a bien sûr un défi formidable : faire comprendre aux citoyens-électeurs que des contraintes fortes doivent être acceptées, y compris au détriment de leur propre gouvernance de leur jardinet.

Il s’agit de sauver le soldat Terre. (p. 85) « Tout est à repenser, tout est à commencer », dit le nonagénaire Morin. (p. 34) Avec cette formule illustrant excellemment la vocation et la vertu possible de notre espèce : « La diversité est le trésor de l’unité humaine ; l’unité est le trésor de la diversité humaine. » (p. 11) Comme lui, j’aimerais penser que le pire, quoique probable, n’est jamais certain.

* Ce texte a déjà été publié dans le Bulletin des médecins suisses

** Les numéros dans le texte se réfèrent aux numéros des pages du livre La Voie - Pour l'avenir de l'humanité. Paris : Fayard 2011

*** Kenneth Boulding (1910-1993)

REFERENCES

(1) Morin E. (avec A.B. Kern), Terre-Patrie. Paris : Seuil, 1993

(2) Morin E. La VoiePour l’avenir de l’humanité. Paris : Fayard, 2011

(3) Orsenna E. L’Avenir de l’eau. Paris : Fayard, 2008

(4) Orsenna E. Voyage aux pays du coton, Petit précis de mondialisation. Paris : Fayard, 2006

(5) Martin J. La politique au téléobjectif (Gouvernance mondiale, impératif prospectif et éthique). Le Temps (Genève), 29 mars 2011, p. 13