Rousseau : pourquoi tant de haine ?

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Rousseau : pourquoi tant de haine ?

Guy Le Comte
7 mars 2012
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Genève fête dans le faste le 300e anniversaire de la naissance de Jean Jacques. Cela a commencé par une cérémonie à l’île Rousseau, discours, flonflon, conseiller fédéral, buffet et j’en passe. La ville et le canton sont réconciliés depuis belle lurette avec l’homme qui ne revendiqua qu’un seul titre, celui de citoyen de Genève.

Genève fête dans le faste le 300e anniversaire de la naissance de Jean Jacques. Cela a commencé par une cérémonie à l’île Rousseau, discours, flonflon, conseiller fédéral, buffet et j’en passe. La ville et le canton sont réconciliés depuis belle lurette avec l’homme qui ne revendiqua qu’un seul titre, celui de citoyen de Genève.

Par Guy Le Comte

Jean Jacques a dans sa ville, une rue, une île, un collège et un poste de police. Il est aujourd’hui reconnu dans le monde entier et il a porté loin le nom de Genève. L’argent qui fut très chichement mesuré lors des célébrations pour le cinquième centenaire de la naissance de Calvin, coule à flot pour l’anniversaire de Rousseau. Les Genevois peuvent entendre des conférences, suivre des cours magistraux, admirer des expositions et, même, assister à des représentations revisitées du Devin du Village.

Rousseau réconcilié avec Genève?

Tout est donc pour le mieux et l’année Rousseau marquera peut-être la réconciliation définitive de Jean Jacques avec sa ville ? Hélas, il ne le semble pas. La présentation de l’exposition que les Archives d’Etat de Genève lui consacrent est un peu réticente. L’image de Rousseau « réhabilitée pour les uns, magnifiée pour les autres est prétexte à des commémorations régulières, jusqu’à aujourd’hui ». On y aurait pu y mettre plus d’enthousiasme.

Les hommes de la Révolution ont encensé Rousseau comme le père de l’égalité, les thermidoriens l’ont panthéonisé. Rousseau cependant réprouvait la violence et le gouvernement idéal à ses yeux, celui sous lequel il aurait voulu naître est «un gouvernement démocratique, sagement tempéré». On est assez loin de Robespierre, de Saint Just ou de Bonaparte.

Rousseau est un monde et beaucoup s’y retrouvent que Jean Jacques n’aurait pas approuvés. Les hommes de la Révolution l’ont encensé comme le père de l’égalité, les thermidoriens l’ont panthéonisé. Rousseau cependant réprouvait la violence et le gouvernement idéal à ses yeux, celui sous lequel il aurait voulu naître est « un gouvernement démocratique, sagement tempéré ». On est assez loin de Robespierre, de Saint Just ou de Bonaparte.

J’ai eu l’occasion de présenter des exposés sur Rousseau devant des groupes divers. Et à ma grande surprises, lors des discussions qui suivirent ces conférences, je me suis retrouvé face à des auditeurs, très minoritaires, certes mais motivés, qui désiraient casser du Rousseau. Certains se gaussaient du pédagogue qui abandonna ses enfants à l’assistance publique, on peut les comprendre, mais il y a prescription. D’autres reprenaient les affirmations d’une Elisabeth Badinter qu’on a connu mieux inspirée qui affirme que « Rousseau est celui qui aura enfermé les femmes dans les maisons, afin qu’elles soient de bonnes mères et de bonnes ménagères ».

C’est faire beaucoup d’honneur à Jean Jacques. Les femmes des basses classes qui trimaient dur aux champs et à la fabrique auraient sans doute préféré rester chez elles et le gynécée a été inventé par les Grecs de l’Antiquité. Je veux bien croire Madame Badinter quand elle assure que Voltaire traitait mieux les femmes que Rouseau et qu'il a admiré Madame du Chatelet en qui il avait reconnu son égale, mais cela ne fait pas sens. Le même Voltaire, avec l’aide d’un Grimm, qui a répandu dans toute l’Europe ses sous-entendus graveleux, a massacré la réputation de Judith de Saussure, qui avait refusé ses avances.

Le Temps, successeur du Journal de Genève, fondé il y a quelques lunes par de fervents rousseauistes, a publié un article d’un « libertalien » alémanique, qui est un cri de haine à l’égard de Jean Jacques, et duquel j’extrais ces lignes consternantes : « Depuis toujours je maintiens que les idées de Rousseau, si l’on veut concéder ce terme à ces élucubrations mal réfléchies, mènent tout droit vers Staline. La large adhésion qu’a toujours rencontrée le Contrat social provient de quelques postulats préalables, et justes, à savoir la première phrase du premier chapitre: 'L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.' »

« Mais quand il faudrait devenir plus concret, plus pratique et praticable, le raisonnement se perd rapidement. Dans le style des auteurs du temps, Rousseau cite abondamment des exemples romains et grecs. Mais étonnamment il passe presque complètement à côté des institutions de la monarchie constitutionnelle, parlementaire de l’Angleterre, sur ses droits civiques tel l’habeas corpus donc sur la protection contre l’embastillement pratiqué par les Louis de France ».

Mort à Rousseau

J’avoue mal comprendre ce charabia et suis tenté de botter en touche en faisant remarquer à son auteur que Rousseau, qui avait vécu dans l’Angleterre parlementaire de son temps, avait bien compris qu’elle n’avait rien de démocratique et que le pouvoir y était partagé entre deux chambres de privilégiés, mais cela nous mènerait loin. Je préfère poser la question : pourquoi tant de haine ?

Rousseau est un chantre de l’égalité sans laquelle il n’y a pas, et il convient de le redire avec force, de démocratie. Or beaucoup de nos pseudo-démocrates ultralibéraux ne croient pas à l’égalité. Ils sont plus égaux que les autres et tiennent à le rester.

La réponse est simple : Rousseau est un chantre de l’égalité sans laquelle il n’y a pas, et il convient de le redire avec force, de démocratie. Or beaucoup de nos pseudo-démocrates ultralibéraux ne croient pas à l’égalité. Ils sont plus égaux que les autres et tiennent à le rester. Rousseau avait compris que, si on laisse les choses aller dans une société sans y mettre des règles, les forts immanquablement écraseront les faibles.

Il est donc partisan d’une démocratie où des règles, qu’il souhaite consensuelles, protègeront les faibles contre les abus des puissants. Aujourd’hui beaucoup pensent que cela n’est pas sérieux et que la liberté absolue des individus n’a pas à tenir compte de l’intérêt général. Si Rousseau jadis a prétendu le contraire, il faut l’abattre. Mort à Rousseau.

On ne peut dénier à Rousseau son courage politique. Au temps de l’absolutisme il a osé écrire : « Il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage ». Cela valait pour les rois de son temps. Il ajoute et ceci vaut hélas encore pour le nôtre « et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »

Le monde, au fond, a peu changé depuis la mort de Jean Jacques. Le citoyen de Genève dérangeait les puissants de son temps, aujourd’hui il dérange toujours les gens de pouvoir, qu’ils soient révolutionnaires, réactionnaires ou démocrates autoritaires. Il importune aussi les cuistres de tout poil, les tristes philosophes de l’individualisme triomphant, les financiers avides et les combinards mercantiles. L’homme étant ce qu’il est, la société égalitaire, paisible et harmonieuse dont il rêvait, est peut-être utopique, mais cette utopie est belle et notre société ubuesque en aurait grand besoin. Gloire à Rousseau.

Jean Starobinski lit Rousseau

Je me suis offert, il y a peu dans le cadre d’Uni 3, un rare et nostalgique plaisir, Jean Starobinski ouvrait l’année Rousseau et ce fut un régal que de l’entendre relire et commenter le récit de la fête à La Chevrette, en un français parfait avec sa voix prenante et sa diction incomparable. Cela m’a ramené au temps de mes études, à l’époque déjà lointaine où ce maître admiré nous avait donné tant de bonnes raisons d’aimer Rousseau. GLC