Notre Père si mal traduit

© Carl Heinrich Bloch, Sermon sur la montagne (extrait) / Wikimedia CC
i
© Carl Heinrich Bloch, Sermon sur la montagne (extrait) / Wikimedia CC

Notre Père si mal traduit

12 février 2018
En se réjouissant du changement de la traduction française du Notre Père, le pape a relancé le débat dans plusieurs langues européennes sur la question de la sixième demande, qui ne pose pas problème que dans la langue de Molière.

En anglais, dès les premières lignes le «Notre Père» sonne comme quelque chose d’ancien et d’immuable avec sa langue shakespearienne: «Our Father, who art in Heaven, hallowed be Thy name…» Mais dans d’autres langues, les mots de la prière enseignée par Jésus sont moins immuables. Sous l’impulsion des catholiques romains, les francophones ont mis à jour la version prononcée au début de l’avent dernier (Les Suisses le feront à Pâques). Les Italiens en débattront cette année et les germanophones viennent de dire fermement «nein» à tout changement.

Les partisans des traductions mises à jour ont reçu un soutien de poids en la personne du pape François. Ce dernier a salué les modifications apportées au Notre Père en français. Mais une autre réforme promulguée par le pontife argentin donne aux hiérarchies des Églises locales un plus grand pouvoir en ce qui concerne la les textes des prières traduits du latin. Cette décision permet par exemple aux évêques allemands de refuser de suivre sa suggestion concernant le «Vater unser»

Bienvenue dans le monde confus des traductions catholiques, où s’entrechoquent la linguistique, la théologie, l’œcuménisme et les politiques de pouvoir, malgré le fait que l’Église se conçoive comme universelle. (Le terme «catholique» vient du grec et signifie "universel".)

Jésus a sans doute prononcé sa prière en araméen ou en hébreu, mais elle a été rapportée dans les évangiles en grec et plus tard traduite dans la langue officielle de l’Église romaine, le latin. Un point de désaccord majeur: le texte latin de la sixième demande envers Dieu est «ne nos inducas in tentationem» («ne nous induis pas en tentation»), tandis que l’original grec se termine avec le mot «peirasmos», qui peut aussi être traduit comme «épreuve» ou «test de foi».

Certaines Églises non catholiques ont été plus flexibles avec cette phrase et se sont centrées sur la version grecque. Une traduction œcuménique venant de liturgistes du monde anglophone propose «save us from the time of trial» («épargne-nous des temps d’épreuve»). Mais les assemblées catholiques qui récitent cette prière à la messe veulent éviter de trop s’éloigner du latin. Et les théologiens peinent à se mettre d’accord sur la manière de traduire cette phrase d’une langue morte en langues modernes vivantes.

La confusion actuelle a commencé quand les évêques catholiques en France ont adopté une nouvelle traduction le 3 décembre dernier, modifiant la sixième demande, «Ne nous soumets pas à la tentation»— des paroles utilisées depuis les années 1960— en «Ne nous laisse pas entrer en tentation». Ils ont avancé le fait que Dieu ne pousse pas ses fidèles sur la voie du péché, donc qu’il était temps d’introduire une nouvelle traduction pour éviter d’avoir l’impression qu’Il ferait volontiers le travail du diable.

La demande “ne nous induis pas en tentation” n’exprime pas l’idée que Dieu voudrait que son peuple échoue, mais plutôt la croyance en sa justice et sa miséricorde
Prise de position de la Conférence des évêques allemands

Les catholiques francophones en Belgique et au Bénin avaient déjà adopté la nouvelle version en juin 2017, mais le fait que cela se fasse aussi en France a bien davantage marqué le reste du monde catholique. Lors d’un entretien avec la chaîne télévisée catholique italienne TV2000 quelques jours plus tard, le pape François a approuvé la décision de la France et admis que l’ancienne version était erronée, selon lui. «Ce n’est pas Dieu qui me fait entrer en tentation», a-t-il dit. «Un père ne ferait pas ça. … Celui qui nous induit en tentation, c’est Satan». François a toutefois mal cité la nouvelle traduction française, expliquant qu’il était désormais écrit: «ne nous laisse pas tomber dans la tentation». C’est ainsi que cette phrase est traduite en espagnol et en portugais.

En italien ou la question se pose aussi, l’Église catholique avait proposé, il y a dix ans, de remplacer «ne nous induis pas en tentation» par la phrase «ne nous abandonne pas à la tentation» mais a annoncé, la semaine dernière seulement, que ses évêques se réuniraient en novembre 2018 pour approuver cette version à la messe. Les théologiens italiens ont travaillé sur la modification depuis 1988 déjà, et ses évêques l’ont approuvée en 2002, selon le cardinal Giuseppe Betori de Florence dans le quotidien italien «Avvenire» en décembre.

Une directive du Vatican de 2001 intitulée Liturgiam Authenticam a déclaré que toutes les traductions de prières doivent ressembler le plus possible au latin, ce qui a forcé les Églises locales à réviser le travail récemment effectué et à obtenir l’approbation de Rome pour le moindre changement. Les critiques ont dénoncé cette mesure comme une tentative des conservateurs au Vatican d’exercer le contrôle sur les Églises nationales du monde entier. Cela a conduit à des années de négociations entre Rome et les conférences d’évêques représentant les plus grands groupes de langues.

Les autorités du Vatican ont insisté sur des traductions pour plusieurs groupes de langues, surtout l’anglais. Les critiques considèrent ces versions comme maladroites pour les locuteurs natifs et difficiles à réciter à haute voix. Le pape François, qui critique régulièrement la centralisation du Vatican, a tenté de mettre fin à cette tension en septembre en publiant un édit déclarant que les conférences d’évêques nationales allaient désormais pouvoir décider de comment traduire les prières du latin en leurs propres langues.

Le cardinal Robert Sarah, chef conservateur du département du Vatican qui supervise les traductions, a déclaré en octobre que son office détenait encore le pouvoir d’imposer ses versions auprès des évêques récalcitrants. Une semaine plus tard, le pape a désavoué la position de Robert Sarah.

Un des effets de cette délégation de responsabilité s’est fait sentir fin janvier lorsque la Conférence des évêques allemands, un sous-groupe d’influence dans la hiérarchie du monde catholique, a annoncé qu’elle n’était pas d’accord avec les objections que d’autres— y compris le pape— avaient envers la traduction traditionnelle du Notre Père. «La demande “ne nous induis pas en tentation” n’exprime pas l’idée que Dieu voudrait que son peuple échoue, mais plutôt la croyance en sa justice et sa miséricorde», dit-elle dans une déclaration de cinq pages expliquant pourquoi elle ne modifierait pas sa traduction.

La déclaration citait des raisons œcuméniques pour retenir l’ancienne version. L’évêque Heinrich Bedford-Strohm, tête de l’Église protestante en Allemagne (EKD), a déclaré quant à lui que les Églises ne pouvaient tout simplement pas réécrire les textes bibliques. Mais le problème s’est aussi posé pour l’Autriche, où le cardinal Christoph Schönborn de Vienne s’est rangé au côté du pape François à la suite d’un entretien avec ce dernier. La conférence des évêques autrichiens doit désormais décider si elle va suivre le conseil du pape ou rester en phase avec son plus grand voisin et ne rien modifier.

Dans les pays avec deux langues ou plus, les catholiques peuvent prier différemment selon où ils habitent. En Belgique, la Région wallonne a adopté la nouvelle traduction en français tandis que la Flandre a changé en 2016 pour la traduction en néerlandais qui dit «épargne-nous ce temps d’épreuve». La Suisse a une majorité germanophone qui n’a pas changé son Notre Père, une minorité francophone qui suivra l’exemple français à Pâques cette année, et une minorité italienne qui changera en même temps que l’Italie.

Adrian Schenker, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg en Suisse, a trouvé une manière de dire que l’ancienne et la nouvelle traduction sont toutes deux valables: «Si cette demande était retraduite dans la langue maternelle de Jésus, l’araméen ou l’hébreu qui était utilisé pour les prières dans la synagogue; on s’aperçoit que les deux versions sont acceptables. Ainsi ses paroles originales auraient pu être interprétées des deux façons», écrit le théologien dominicain dans la Neue Zürcher Zeitung. «Les deux traductions et les deux interprétations sont possibles et c’est sans doute ce qui était voulu», dit-il. «Chaque fois qu’une parole biblique a plusieurs significations, nous devons l’interpréter dans son ambiguïté.»