La théologie au placard?

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La théologie au placard?

Pierre-Olivier Léchot
31 octobre 2012
L’article de la
NZZ* sur les facultés de théologie a provoqué de nombreuses réactions. Si son contenu n’est pas nouveau (on pourrait même dire qu’il s’agit d’une série de «lieux communs» relativement anciens), il n’en pose pas moins des questions fondamentales sur le statut de la théologie à l’université. Mais également sur ce que sont l’université et son rôle dans la société. (Photos©ipt)


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Tout d’abord, la présence de la théologie dans le milieu universitaire pose la question, légitime, du rôle des préjugés, confessionnels ou pas, dans le travail universitaire. Or, depuis en tout cas le début du XXe siècle, les travaux à propos de l’herméneutique (à savoir la réflexion portant sur les conditions de l’interprétation des textes, base de la plupart des sciences humaines) se sont généralement accordés sur une chose: les préjugés, ou plutôt la « précompréhension », à savoir le fait d’aborder la lecture d’un texte avec ce qui constitue ma propre vision du monde, est une des conditions majeures du travail d’interprétation.

On ne peut pas, en effet, lire un texte sans précompréhension; par exemple, je ne peux pas lire une Bucolique de Virgile parlant d’amour, sans avoir une idée, même toute personnelle, de ce qu’est l’amour. Sinon, je ne comprends tout simplement pas de quoi parle le texte. Certes, la lecture scientifique de Virgile implique qu’à un moment, je remette en cause ma précompréhension, en me montrant prêt à critiquer ma propre vision de l’amour et à la revoir en profondeur en tenant compte de ce que l’histoire, la sociologie ou la psychologie m’apprennent à propos de l’amour.

Critiquer l'image de Dieu

Or, c’est précisément ce que fait la théologie académique. Depuis de nombreuses années, celle-ci a admis que le rôle de la précompréhension était incontournable dans le processus d’analyse des textes fondateurs du christianisme. Mais elle a également admis que cette lecture se devait aussi de passer par le travail de déconstruction des préjugés et de mise à distance du texte comme simple objet d’étude. Si pour comprendre un texte du Nouveau Testament, il faut bien que j’aie une idée de Dieu (abstraction faite de ma croyance ou non en ce Dieu d’ailleurs), il est clair que je dois toujours être en mesure de critiquer cette image de Dieu qui est la mienne si je veux comprendre le texte que je vais analyser.

Bref, la théologie académique de ce début de XXIe siècle sait – et depuis longtemps! – qu’elle ne peut faire l’impasse sur une lecture critique et rationnelle des textes chrétiens. Elle admet aussi que les textes fondateurs du christianisme ne sauraient être abordés autrement que par le biais d’une lecture qui les considère comme des textes historiques comme les autres. De ce fait, la théologie ne fait pas autre chose que le reste des sciences humaines, si ce n’est qu’elle applique ces règles à des textes bien précis, ceux de la tradition chrétienne.

Maîtriser le facteur religieux en Suisse

Cette situation de la théologie aujourd’hui est un produit de l’histoire, tout comme l’est la situation des facultés de théologie en Suisse. Or, cette histoire nous montre que si les gouvernements cantonaux du XIXe siècle (souvent radicaux et laïcs) ont tenu à intégrer la théologie dans l’université, c’était pour assurer une véritable maîtrise du facteur religieux: en contraignant les théologiens à dialoguer avec les autres scientifiques participant à la communauté universitaire, ils s’attendaient à ce que ce dialogue pousse les théologiens à admettre les conditions d’un dialogue raisonnable dans l’élaboration de leur propre savoir.

Bref, ce que souhaitaient les politiques, c’était que la religion, par ce biais, s’ouvre au travail de la raison, si valorisée par les Lumières. Or, ce dialogue n’a cessé, depuis, de marquer la recherche en théologie, la conduisant, en tout cas en Suisse, à favoriser une approche laissant sa place au travail critique et donc, sur le plan politique, à la tolérance.

Passage des idées par le crible de la critique

Or, pareille lecture vaut encore aujourd’hui – et peut-être même plus que jamais. De deux choses, l’une: soit la religion (qu’elle soit chrétienne, musulmane, juive ou autre) est une réalité

Une lecture, même rapide, des titres des journaux nous le montre: la religion est un élément-clé de nos sociétés et un élément qui peut poser problème. Tout autre point de vue serait, sur le plan politique, tout bonnement irresponsable.

importante dans nos sociétés; soit elle ne l’est pas. Une lecture, même rapide, des titres des journaux nous le montre: la religion est un élément-clé de nos sociétés et un élément qui peut poser problème – tout autre point de vue serait, sur le plan politique, tout bonnement irresponsable. Il appartient donc aux politiques, garants de la paix religieuse dans nos sociétés, d’en assurer le contrôle, tout en permettant à chacun de pouvoir croire ce qu’il veut, pour autant qu’il ne vienne pas troubler l’ordre public.

Dans ce cadre, quelle solution est-elle préférable? Laisser les religions former elles-mêmes leurs ministres (pasteurs, curés, imams, rabbins ou autres), sans qu’aucun contrôle ne soit exercé sur l’enseignement qui leur sera dispensé? Ou bien faut-il au contraire offrir à ces futurs ministres une formation universitaire à même de prendre en compte leurs précompréhensions du religieux? Cette dernière leur imposerait aussi un passage de leurs idées par le crible de la critique et un dialogue raisonné avec les sciences qui constituent aujourd’hui la communauté universitaire.

Universitaires raisonnés ou outsiders autoproclamés?

La réponse semble évidente, les faits sont là pour le montrer: la discussion sur l’état des prisons en France, le fait que le terrorisme islamique ait pu y trouver des adeptes par la prédication d’imams autoproclamés est un exemple parmi d’autres qui parle dans ce sens. Face à cette situation, qu’est-ce qui est préférable: des aumôniers des prisons formés à l’université et ouverts au dialogue raisonné avec les sciences académiques et donc tolérants sur le plan confessionnel? Ou des outsiders autoproclamés profitant du champ libre laissé par des politiques qui auront décidé que la théologie était persona non grata à l’université et que le religieux ne concernait pas l’Etat?

Plutôt que de plaider pour une suppression de la théologie chrétienne à l’université pour créer des chaires dans d’autres disciplines de sciences humaines, il semblerait donc plus utile de proposer la création, à côté de celles existant déjà, de facultés de théologie pour les autres religions qui marquent désormais nos sociétés. Ainsi, au lieu de déshabiller Pierre pour habiller Paul, on en arriverait peut-être à participer intelligemment au maintien de la paix religieuse dans nos sociétés occidentales et à favoriser un dialogue entre religions. A voice in the desert? L’histoire nous le dira.

**Bio express

• 1978: naissance à Bienne (BE)
• 1997-2001: études de théologie, de philosophie et d’histoire à
Neuchâtel, Berne et Tübingen
• 2009: doctorat en théologie à Genève
• Depuis 2012: maître de conférences en histoire moderne, Faculté de
théologie protestante de Paris
• Dernière publication: J.-J. Rousseau, Profession de foi du Vicaire
savoyard, Genève, 2012
• Marié et père de trois enfants

Un auteur: Jean Racine

Une chanteuse: Renée Fleming

Un théologien: Luther

Un compositeur: Bach

Un personnage historique: Talleyrand

Un sport: déguster un blanc-manger

Une ville: Istanbul

Une citation: « In silentio et spe erit fortitudo vestra », « C’est dans le silence et la confiance que se trouvera votre force » Devise de Martin Luther (tirée d’Esaïe 30,15)

*(RE)LIRE:

Une traduction de l'article de la NZZ en question et la réplique des doyens des principales facultés de théologie de Suisse, publiées par ProtestInfo durant le mois d'octobre.