La question qui dérange

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La question qui dérange

Gabriel Bader
24 avril 2013
«Et comment va l’Église protestante, en Suisse?» me demande un homologue espagnol, lors d’une rencontre européenne de responsables d’Églises. Je me surprends à bredouiller. Le même sentiment m’avait envahi lorsque, dans d’autres contextes, une question similaire m’était posée par un responsable d’Église tchadien ou encore par le président de l’Église protestante du Vietnam.

, président du Conseil synodal de l’Église réformée évangélique du canton de Neuchâtel, FEPS

Euh … Comment dire? M’en sortirai-je en évitant le classique: «Vous savez, en Suisse, il y a 26 Églises différentes …»? – formule souvent entendue lors des présentations internationales. Incompréhensible, peu convaincante, inapte à prodiguer un message prospectif sur la situation de nos Églises. Les regards espagnol, tchadien, vietnamien, français, allemand m’obligent à un certain recul.

Qui sommes-nous pour nous permettre, dans un si petit pays, un tel déploiement de structures et une si grande difficulté à rendre compte de notre vision? J’aurais souhaité répondre: «Voilà, ce que l’Église suisse envisage, voilà ce qu’elle offre, voilà ce qu’elle veut, voilà comment elle se présente». Qui sommes-nous?

Les aléas de l’histoire et l’autodétermination

L’histoire des cantons suisses et autre guerre du Sonderbund, l’instauration des régimes républicains et ses conséquences s’agissant des liens avec l’État, le fédéralisme helvétique et les compétences cantonales accordées sur le plan de l’organisation religieuse, plus encore: les traditions réformées diverses expliquent, pour celui qui veut essayer de comprendre, la complexité de notre héritage.

Les explications ne légitiment cependant pas l’absence d’un projet ecclésial qui dépasserait des frontières à ce point microscopiques que nos homologues étrangers peinent à les percevoir en regard de l’ampleur des défis auxquels ils sont confrontés. Car il faut oser le dire : la fragmentation de notre identité protestante suisse représente un luxe qui témoigne du confort dans lequel nous sommes installés – toujours en regard de la situation de la quasi-totalité des Églises dans d’autres pays.

Là où les pasteurs ne sont pas certains de boucler leurs fins de mois, voire n’ont aucune assurance sur leur retraite, là où la minorisation religieuse ou confessionnelle entraîne des injustices flagrantes, là où la liberté d’opinion est menacée, là où les conflits ethniques impliquent les Églises dans des processus de réconciliation, là où la faim ou autres fléaux menacent la vie humaine, les Églises sont conduites par d’autres priorités.

J’aime rappeler à ceux qui, dans mon Église neuchâteloise, seraient tentés de se plaindre des pressions financières auxquelles nous sommes confrontés que nous restons – à quelques rares exceptions près – l’Église la plus riche du monde. Ni la pression financière, ni l’héritage historique ne sauraient légitimer une éventuelle difficulté à formuler notre vision. Celle-ci relève de la priorité que nous voudrons bien définir.

Ces propos critiques sur l’éclatement de notre image protestante suisse ne font qu’enfoncer des portes ouvertes. Je l’espère. Faute de quoi, cela signifierait que l’analyse des sociologues sur la fragilité de notre communication commune ou encore la difficulté de l’opinion publique à nous reconnaître, au sens propre, ne seraient pas intégrées.

La Communion des Églises protestantes de Suisse

Dans le cadre des réflexions liées à la révision de la Constitution de la FEPS, j’ai participé, avec un plaisir immense, à un groupe de travail chargé de donner des impulsions théologiques au processus. Le groupe s’est longuement penché sur la question d’une ecclésialité nationale du protestantisme.

Le groupe y défend l’idée générale que l’Église est toujours comprise dans ces trois dimensions: une dimension locale (en principe, la paroisse), une dimension synodale (souvent, en Suisse, liée aux cantons) et une dimension plus large qui correspond à une forme de communion d’Églises, au sein de laquelle les Églises synodales s’entendent pour réaliser des projets.

Au sens de ce groupe de travail, la FEPS pourrait être reconnue comme « Communion des Églises protestantes de Suisse » et bénéficier ainsi d’une légitimité ecclésiale. L’on pourrait alors parler d’une Église suisse. Encore faudra- t-il définir ce qui réalise cette communion: s’agit-il d’une gouvernance d’Église, d’une coordination opérationnelle ou encore d’accords à trouver sur des options ecclésiologiques fondamentales?

À titre personnel, je ne me satisfais de cette impulsion que dans la mesure où elle continue d’interroger la multisynodalité de notre Église suisse. Car, à mes yeux et idéalement, l’Église réformée ne repose pas sur trois dimensions ; elle est bidimensionnelle : presbytéro- synodale. L’exercice de l’autorité s’y exerce au niveau local (paroisse) et au niveau global (synodal).

Toute autre forme de communion avec des Églises protestantes, chrétiennes est nécessaire et renforcera, c’est vrai, sa légitimité mais il me paraît difficile d’intégrer une «Communion des Églises» dans des processus décisionnels contraignants. Cette limite n’est pas sans conséquence sur l’idée d’une Église suisse. Je ne peux m’empêcher de continuer de rêver à un Synode suisse qui aurait la compétence de définir une mission pour les paroisses de la Suisse, éventuellement regroupées en régions.

Du rêve à l’urgence

Les Églises de Suisse mesurent les conséquences de la sécularisation et d’une laïcisation grandissante des pouvoirs publics. Certes, les effets sont divers dans les cantons mais les indices et analyses sont assez nombreux pour ne pas en nier la portée. Les Églises sont conduites à se repositionner. Autrefois garantes d’une tradition protestante à préserver, les Églises doivent aujourd’hui profiler plus précisément la plus-value qu’elles entendent apporter, au milieu d’acteurs de la société qui jouent parfois la concurrence.

En d’autres termes, les Églises doivent démontrer la pertinence de leur offre, leur capacité à répondre à des besoins correctement identifiés et leur rapidité à réagir de manière adéquate. Les Églises cantonales s’emploient, çà et là, à affûter leur communication, à préciser leurs publics-cibles au travers d’études de marché et à imaginer des stratégies novatrices.

«Çà et là», c’est bien le problème. L’ampleur du défi peut-elle encore tolérer le luxe d’une telle disparité? Non. Et manifestement nous ne mesurons pas encore cette urgence. Les Églises de Suisse romande discutent de la possibilité d’un corporate identity commun qui pourrait s’élargir à l’ensemble des Églises réformées de Suisse. La question de la marque ne saurait cependant être résolue sans une vraie interpellation quant à la nécessité pour les Églises de Suisse d’affronter ensemble, sous une identité forte, les défis liés au repositionnement auquel l’environnement changeant nous oblige.

Dessiner l’Église de demain

Je ne suis pas sûr de pouvoir affirmer, sans l’exclure, que la FEPS devrait devenir «Église suisse». Elle jouera cependant un rôle primordial dans cette question. La proposition d’une reconnaissance de la FEPS comme «Communion des Églises» constitue une voie moyenne intelligente. La révision de la Constitution de la FEPS n’aura de sens que si elle interroge les frontières que nous continuons de faire vivre, sous prétexte de contraintes souvent externes.

C’est bien là le premier signe du nécessaire repositionnement: l’Église suisse sera le résultat d’une autodétermination des Églises. Les acteurs politiques, économiques, culturels peuvent soutenir ou pas les Églises dans leur vision. Jamais, tout bien intentionnés qu’ils soient, ils ne se substitueront à elles dans leur tâche de clarifier leur mission.

S’il fallait dessiner l’Église de demain, quant à moi, je commencerais par élire un Synode suisse et imaginerais une consécration suisse au ministère de l’Église. Ensuite, je discuterais des conséquences institutionnelles, politiques, économiques. Je l’admets : j’ai toujours aimé ... dessiner.

Gabriel Bader sur le point de partir

Fin juin, Gabriel Bader quitte la présidence du Conseil synodal de l'l'Eglise protestante neuchâteloise (EREN). Il reprend la direction de Nomad, l’établissement de droit public chargé d’organiser les services liés au maintien à domicile pour Neuchâtel.

L'homme de 48 ans avait annoncé en août dernier qu’il envisageait un changement. Présenté comme "celui qui a serré les boulons", le "pasteur-manager" n'est donc pas allé au bout de son mandat, prévu en 2015. Entré au Conseil synodal en 2004, il prenait la présidence deux ans plus tard en 2006.

Quel bilan faites-vous aujourd’hui de votre présidence? avait demandé la journaliste Carole Pirker, responsable de la VP neuchâteloise, au moment de l'annonce du départ de Gabril Bader en août dernier.

Gabriel Bader: Je crois que l’on a gagné en crédibilité malgré les difficultés rencontrées. On a réussi à atteindre des comptes équilibrés, à revoir l’ensemble des partenariats, que ce soit avec les hôpitaux, les homes ou l’Etat. Aujourd’hui, on a une Eglise libre de prendre ses décisions quant à son avenir.

J’ai le sentiment que le Conseil synodal a posé les jalons de réflexions nécessaires pour construire quelque chose d’assez fort dans le canton de Neuchâtel. Par exemple, en proposant des priorités d’une part sur des services de proximité et d’autre part sur des questions liées à l’évangélisation, au sens premier: comment dire clairement l’essentiel de notre attachement à l’Evangile de Jésus-Christ?

On ne peut pas répéter le passé: il faut être créatif, inventer, imaginer dans ce monde qui change. Mais la pertinence de l’Evangile reste incroyable: l’Evangile pose plus de questions qu’il ne propose de réponses. Déjà ça, c’est une proposition ouverte et qui nous laisse tellement libre. Ces questions nous conduisent résolument à aimer la vie.