Pour un printemps laïque
Ces derniers temps plusieurs personnalités protestantes genevoises se sont exprimées sur votre site et dans d’autres journaux sur la question très actuelle de la laïcité, donnant l’impression que désormais, l’intelligentsia réformée a pris fait et cause pour la défense et la promotion des revendications des nouvelles minorités présentes en Suisse. On a le sentiment que dans les hautes sphères du protestantisme helvétique souffle désormais un vent venu des universités américaines, de l’Open Society de Soros et de «l’école canadienne» dite de l'accommodement raisonnable, quitte à ce que notre bien commun s’en trouve malmené, voire éradiqué.
Je souhaiterais signaler que ce changement de cap idéologique est récent et qu’il tourne le dos à une conception à laquelle la tradition laïque de Genève doit beaucoup. Le grand ancêtre de l’idée de laïcité – quand bien même la chose devance le mot – a vécu à Genève de 1541 à 1544. Il se nommait Sébastien Castellion. Devant les excès de l’état calviniste et l’incendie des guerres de religions en France, il a théorisé pour la première fois la nécessité de la séparation des Eglises et du Magistrat, comme on disait alors. Sans pour autant cesser de se proclamer croyant. Il importe de noter que Ferdinand Buisson, qui fut l’un des artisans de la loi de 1905 en France et qui ne fut pas sans rapport avec celle de 1907 à Genève, consacra sa thèse de doctorat en théologie à Sébastien Castellion.
A Genève comme en France, les deux situations étant assez comparables, le protestantisme francophone (mais pas lui seulement!) a imprimé sa marque profonde sur la conception de la laïcité avec laquelle nous vivons harmonieusement depuis plus d’un siècle. Elle fut, telle quelle, incluse dans la philosophie du radicalisme suisse.
L’idée en est simple, il s’agit de protéger les espaces régaliens dépendant de l’Etat (à commencer par l’école) des interférences religieuses extérieures tout en garantissant d’un autre côté le libre exercice du culte. La laïcité est un garde-fou contre les débordements éventuels de la liberté religieuse et ambitionne de placer la citoyenneté au sommet des valeurs civiques. Quelles que soient nos convictions ou notre absence de conviction, nous sommes tous égaux sur le plan de la citoyenneté et rendus par elle participants d’un bien commun qui dépasse nos enclos confessionnels.
Avec la tentation des accommodements raisonnables, nous allons à l’opposé de cette démarche fédératrice. A trop surévaluer le droit à la différence, nous aboutissons à la différence des droits et donc, à terme, au développement séparé des communautés. Ce qui fait courir un péril évident au bien commun républicain, puisque Genève est une République.
En fait on pourrait même dire que pour cette nouvelle idéologie, la notion de bien commun n’a plus de sens. La société se réduit à n’être qu’un espace vague constitué de quelques règles minimales ou coexistent des groupes sans idéaux et sans vision, uniquement préoccupés de leurs intérêts particuliers et assignés à résidence dans leurs prêts-à-penser et à croire communautaires. Qu’une telle société puisse demeurer démocratique sur la longue durée est hautement improbable.
Ma conviction est que la laïcité telle qu’elle existe aujourd’hui est à la fois une sagesse et une vertu politique d’avenir. Elle seule est à même de réguler de manière harmonieuse les mutations en cours, dans lesquelles les religions prennent une importance croissante.
L’auteur de ces lignes a exercé pendant plus de trente ans le ministère de pasteur de terrain à Genève. Il a pu mesurer dans la pratique la pertinence de cette phrase du romancier Amos Oz «la religion est notre plus beau rêve ou notre pire folie». Gardons le rêve et gardons-nous de la folie.