Une exposition explore l'utilisation de la figure de Luther par les nazis
Martin Luther est une figure si imposante de l’histoire allemande qu’il n’est pas surprenant que le Troisième Reich ait exploité son nom à chaque fois qu’il le pouvait. Cependant, la plupart des personnes qui assistent aux événements marquant le 500e anniversaire de la Réforme, en Allemagne, ne s'attendaient probablement pas à trouver une exposition éclairant comment les nazis ont utilisé Luther de manière systématique afin de justifier leur politique nationaliste et antisémite.
Le choix du site qui héberge l'exposition "Les paroles de Luther sont partout…" n'est pas anodin Le musée choisi se trouve dans les locaux qui abritaient les quartiers généraux de la Gestapo et des SS. Les documents présentés permettent d'appréhender jusqu'à quel point la figure de Luther a été récupérée. "Der Stürmer", l'hebdomadaire au service de la propagande nazie le présente comme «un combattant contre l’esprit juif dans l’Eglise chrétienne (...) et un des plus grands antisémites dans l’histoire allemande».
Un autre panneau montre une affiche exhortant les luthériens de Berlin à voter pour les «chrétiens allemands» pronazis lors des élections dans les églises locales en juillet 1933, quelques mois seulement après l'arrivée de Hitler au pouvoir. En haut de l’affiche, on voit la croix chrétienne avec la croix gammée. «Nous fusionnons la croix du Christ avec la croix gammée», est-il écrit. Dégoulinant de terminologie nazie, le texte affirme que le christianisme ne devrait rien avoir à faire avec tout ce qui s’opposait au peuple allemand et à sa race. Le titre de l’exposition provient d’une citation du théologien Dietrich Bonhoeffer, datant de 1937: «Les paroles de Luther sont partout, mais leur signification a été détournée». Bonhoeffer a été exécuté en tant que conspirateur antinazi un mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945.
Un écrit antisémite
Kurt Hendel, professeur émérite de l’histoire de la Réforme à l’Ecole luthérienne de théologie à Chicago, a souligné que les nazis voyaient Luther comme un héros à cause de son virulent traité de 1543, intitulé "Des juifs et leurs mensonges". «Ils se sont servis des écrits de Luther portant son antisémitisme, afin de soutenir leur cause», explique-t-il à l'agence Religion News Service (RNS). Le traité du réformateur allemand exigeait que les juifs soient expulsés des villes allemandes, que les synagogues soient brûlées et que les rabbins aient l’interdiction de prêcher.
«Luther est un cas dramatique dans cette situation précise car il rejetait l’antisémitisme dans ses premiers écrits, souligne encore Kurt Hendel. Il a toujours pensé que les juifs devaient se convertir, mais il a peu à peu perdu patience lorsqu’ils n’ont pas adhéré au christianisme». Le traité de 1543 du réformateur était quasiment oublié depuis des générations, jusqu’à ce que les intellectuels allemands du XIXe siècle l’incluent dans ses œuvres complètes. «C’est à travers cette réalité que Hitler et ses partisans l’ont découvert», ajoute Kurt Hendel.
Les nazis ont célébré le 450e anniversaire de la naissance de Luther en novembre 1933 par une "Journée nationale allemande", où l’orateur principal a rendu hommage à la «mission ethnonationaliste» du réformateur et appelé à «l’achèvement de la Réforme dans le Troisième Reich». L’année suivante, ils ont fêté le 400e anniversaire de sa traduction innovatrice de la Bible en allemand destinée à «un peuple sain, dévoué envers les siens».
En 1938, la propagande nazie insistait le fait que la Nuit de Cristal qui s’est déroulée du 9 au 10 novembre et durant laquelle les nazis ont incendié plus de 1000 synagogues et détruit des magasins appartenant aux juifs, avait eu lieu le même jour que l’anniversaire du réformateur. «Le 10 novembre 1938, à l’occasion de l’anniversaire de Luther, les synagogues brûlent en Allemagne», écrit Martin Sasse, l’évêque luthérien pronazi de l’état de Thuringe. «Le peuple allemand doit entendre les paroles de cet homme qui était le plus grand antisémite de son temps», insiste encore l'évêque. En citant ce tract dans une présentation de l’exposition, le journal populaire berlinois B.Z. a ajouté: «Cette instrumentalisation ne doit pas être ignorée au milieu de toute l’admiration en cette année de Jubilé».
L'Eglise confessante contre le nazisme
L’exposition documente également la répression du Troisième Reich contre l’Eglise confessante, la minorité protestante qui s’est opposée au nazisme. Parallèlement, elle met en évidence l'aide gouvernementale qui a permis de reconstruire ou de rénover plus de mille édifices protestants durant la période nazie. Thomas Albert Howard, professeur de lettres et d’histoire à l’Université de Valparaiso dans l’Indiana, aux Etats-Unis, a signalé que les deux siècles qui ont suivis la Réforme ont été strictement religieux. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que les interprétations des écrits de Luther ont commencé à changer. «A partir de là, nous constatons l'émergence de deux figures du réformateur. L’une est le Luther libéral, dont les réformes sont considérées comme conduisant au progrès et aux temps modernes; l’autre est le Luther nationaliste, dont la traduction de la Bible a contribué à façonner la langue et l’identité allemandes modernes».
A l'occasion du 400e anniversaire de sa naissance en 1883, les cérémonies exprimaient «un nationalisme inquiétant et piquant» qui s’est poursuivi jusqu’à ce que l’Allemagne impériale ait marqué le jubilé de la Réforme de 1917 pendant la Première Guerre mondiale. Même si beaucoup de protestants allemands soutenaient les nazis, Thomas Albert Howard rappelle que ce n’était pas le cas de tous les responsables religieux.
«L’Eglise protestante en Allemagne était divisée entre les ‘chrétiens allemands’ qui étaient proches des idéaux des nationaux-socialistes, et l’Eglise confessante avec des personnes comme Dietrich Bonhoeffer qui étaient très critiques face à l’alliance entre christianisme et nazisme», précise-t-il. «Les nazis voulaient instrumentaliser l’Eglise. Ils n’étaient pas tous enthousiastes face à Martin Luther lui-même».
Malgré ses écrits antisémites, on ne peut pas non plus dire que Luther était un nazi, insiste Kurt Hendel. «Il n’était pas un antisémite nazi, il était un antisémite religieux», explique-t-il, ajoutant que Luther n’était pas opposé aux juifs en tant que groupe ethnique, mais parce qu’ils refusaient de se convertir. Kurt Hendel souligne que les Eglises luthériennes ont depuis très fermement rejeté les écrits antisémites de Luther et demandé pardon aux Juifs. «Néanmoins, l’antisémitisme reste bel et bien vivant, tel qu’on le voit à notre époque avec les néonazis ou lors d'explosion de violence comme à Charlottesville. Nous nous devons rester vigilants».
Texte : Emily McFarlan Miller & Tom Heneghan
Traduction : Laurence Villoz
Pour aller plus loin :
Entretien vidéo avec Johann Chapoutot sur les liens entre nazisme et christianisme.
Page Histoire revenant sur l'ouvrage de Thomas Kaufmann, "Les juifs de Luther", Labor et Fides.