François Jullien: «La question de l’existence de Dieu tue toute fécondité de Dieu»
Animé, rapide, la parole vive et enjouée, François Jullien arpente la pièce en répondant aux questions avec précision. Il prend soin d’arrimer ses concepts à des réalités concrètes; ainsi, Dieu est dé-coïncidence (Labor et Fides, 2024) appuie sa démonstration sur l’Evangile de Jean. Le philosophe en donne une relecture décapante, décelant dans l’épisode de la Samaritaine «une pédagogie de la dé-coïncidence». Mais d’abord, quel chemin a conduit l’helléniste à devenir sinologue pour mieux philosopher au présent?
Au lieu d’écrire sa thèse sur les présocratiques et Aristote, il «apprit le chinois pour mieux lire le grec». Il s’agissait de s’abstraire de la pensée indo-européenne afin d’interroger cette dernière «à partir du dehors chinois». Attention, aucun comparatisme, mais «un vis-à-vis réflexif qui fait apparaître l’impensé de chaque langue». L’impensé? «Ce à partir de quoi je pense et que je ne peux pas penser puisque c’est ce à partir de quoi je pense.»
Il livre ainsi nombre d’essais éclairants, dont Les Transformations silencieuses (2009). Ce qu’il nomme son premier chantier le conduit au second, la question du vivre. Car, si la Chine n’a pas pensé l’être (on peut dire «je suis ici», mais pas «je suis» tout court), elle a en revanche pensé le vivre. Avec des titres comme De l’Etre au Vivre, cette étape de pensée existentielle débouche, état actuel du chantier, sur un concept-clef: en 2017 paraît Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence?.
Et ce néologisme, d’où vient-il? Du constat que le «monde mondialisé» est devenu si complexe et interdépendant qu’on ne peut plus imaginer un avenir; face à cette totale «coïncidence» qui fait que tout se tient, que tout se révèle adapté, que tout «colle» et s’enlise, le simple refus et la dénonciation sont inopérants. Il faut briser l’uniformité, casser cette adhérence, glisser un coin pour créer une béance, un écart.
«Dé-coïncider», dit-il, «ce n’est ni invoquer le grand Soir ni sacrifier au grand mythe de l’Innovation. C’est modestement tenter de défaire, du dedans même de la situation engagée, les formes d’adaptation et d’adhérence qui l’enlisent et l’immobilisent. C’est en s’en décalant, en se dégageant de l’obédience d’où vient leur emprise, qu’on pourra rouvrir des possibles.»
François Jullien mime le concept, couvre sa main gauche de sa main droite: coïncidence, adhésion, adéquation, immobilité. Il tourne sa main droite sans la détacher de la gauche, des espaces apparaissent, des formes nouvelles: dé-coïncider crée le mouvement, c’est, dit-il, «détecter ce qui coince, fissurer ces coïncidences idéologiques, non plus pour projeter vers des buts préétablis, mais pour ouvrir des possibles, remettre en chantier et la pensée et la société». L’expression revient souvent: remettre en chantier, et non proposer des solutions toutes faites, en opposition frontale au passé dont on ferait table rase. Car la dé-coïncidence provient d’une expérience vécue, progressive.
A ses débuts, l’helléniste sinologue dé-coïncidait sans le savoir, la culture chinoise descellant le socle de sa pensée indo-européenne: «Une expérience dont je ne suis pas revenu: ce qui se déstabilise dans votre esprit quand vous quittez la langue, l’histoire de la philosophie… Ebranlement et dénuement: le grand carré des philosophèmes européens (Dieu, l’être, la vérité, la liberté) n’existe pas en Chine. Il y a un grand trouble, fécond philosophiquement.»
C’est ainsi qu’il s’est attaché récemment à aborder Dieu: Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu est une incitation au dialogue interculturel, Ressources du christianisme. Mais sans y entrer par la foi part du constat «de l’indifférence à l’égard de la question de Dieu aujourd’hui, qui nous démobilise politiquement en Europe. Tant qu’on n’aura pas retravaillé à nouveaux frais cette affaire de Dieu, on restera dans une sorte de passivité de la pensée». D’où l’idée du christianisme comme ressource plutôt que comme racine: faire apparaître des possibles. Dieu est dé-coïncidence poursuit cette réflexion, développant les thèmes de l’intime selon Jésus et de l’inouï «ordinaire» selon Jean.
Mais, déclinée dans plusieurs ouvrages, la notion de dé-coïncidence est aussi mise en œuvre dans des projets concrets, associatifs, notamment dans les domaines de l’écologie, de la désaddiction (la toxicomanie étant une pure coïncidence addictive). Ou encore des pouvoirs locaux, qu’il faut «penser comme un écart par rapport à la centralisation et non comme son contraire».
L’Association Dé-coïncidences organise conférences, cours et séminaires, publie livres et revues, inspire des mouvements sectoriels. Car François Jullien insiste: «Si le concept n’est pas un outil efficace, il ne sert à rien. La dé-coïncidence est un ars operandi.»
Bio express
1951 Naissance à Embrun (Hautes-Alpes), fils d’enseignants, mère catholique, «père plutôt Montaigne».
1972 Ecole normale supérieure.
1975-77 Etudie à Pékin et Shanghai.
1978-1981 Hong Kong.
1985-1987 Maison franco-japonaise de Tokyo.
1996 Prix Jean-Jacques Rousseau pour Fonder la morale.
2011 Grand Prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre
En conférence le 14 novembre à Saint-François
François Jullien donnera une conférence dans le cadre du centenaire de la maison d’édition protestante Labor et Fides le jeudi 14 novembre, à 19h, à l’église Saint-François de Lausanne sur le thème «De la dé-coïncidence à la vraie vie, ressources du christianisme».
Plus d’informations: www.sainf.ch.