Accélération
Tous nous avons l'impression que tout s'accélère. Le philosophe et sociologue allemand en vogue, Helmut Rosa a consacré un livre à succès à ce sujet. Effectivement, on voyage plus vite donc aussi plus loin et/ou plus souvent. Les ordres en bourse n'attendent plus pour être donnés que vous téléphoniez à votre banque et que votre banque téléphone à un crieur sur place. Tout a lieu à la microseconde par ordinateurs interposés. Une opération qui vous retenait une semaine ou dix jours à l'hôpital vous voit de retour chez vous après quelques heures, voire un jour ou deux. On devrait donc avoir beaucoup plus de temps pour soi qu'auparavant. Tel n'est pas le cas. On est constamment soumis à des alertes en provenance de nos téléphones. Sur les réseaux sociaux, il est impératif d'être constamment dans le coup. On vous pousse à avoir toujours de nouveaux contacts, à voir toujours davantage de petites vidéos, à être constamment gratifiés d'un like... On nous convainc que, puisqu'on peut faire les choses beaucoup plus rapidement, on doit aussi faire beaucoup plus de choses dans nos vie. On ne cesse de nous répéter qu'il faut vivre sa vie à fond parce qu'on n'en a qu'une. Le rythme des échanges sociaux s'accélère, le rythme du travail s'accélère, les flux d'information s'accélèrent,… Conséquence, tout le monde est de plus en plus stressé. Résultat : le burn out, voire la dépression. On se donne de moins en moins d'espace pour respirer, penser, se détendre. On dort en moyenne deux heures de moins qu'il y a 150 ans avec toutes les conséquences que cela a sur notre santé. Même nos loisirs doivent être remplis de plus en plus de choses. Personne n'a plus le temps de lire les 940 pages d'Anna Karénine (dans l'édition que je possède) quand on peut prendre connaissance de l'œuvre (ô combien trahie) par un film d'une durée d'une heure et trente minutes chrono ! Là où les plans de nos film pouvaient durer jusqu'à 15 secondes, il y a deux décennies, ils ne peuvent paraît-il dépasser 3-4 secondes aujourd'hui ! Certains deviennent à ce point conscients de cette inacceptable et dangereuse accélération qu'ils payent le prix fort pour une retraite dans un lieu au seuil duquel ils déposent montre, téléphone portable et autres ordinateurs. Mais pourquoi donc ce besoin de vivre toujours plus vite ?
Accélérer pour oublier
Le penseur et romancier tchéco-français Milan Kundera a réfléchi à la question dans son roman intitulé La lenteur. Il y met en évidence ce qu'il qualifie comme étant l'un des axiomes de la mathématique existentielle : « Le degré de vitesse est inversement proportionnel à l'intensité de l'oubli ». Il explicite cet axiome en affirmant que « Notre époque est obsédée par le désir d'oubli et c'est afin de combler ce désir qu'elle s'adonne au démon de la vitesse. » Que cherchons-nous donc à oublier en accélérant sans cesse notre mode de vie ? Comme d'habitude, la perspective de notre anéantissement. J'écris « comme d'habitude », car cela fait des siècles que les philosophes dénoncent cette incapacité qui est la nôtre à regarder en face notre finitude. Au XVIIe siècle déjà le grand penseur janséniste Blaise Pascal a affirmé des choses définitives dans ses Pensées à propos du divertissement. Il fait en particulier remarquer que tout ce que nous mettons en œuvre pour nous divertir de notre faiblesse et de notre mortalité reste inutile. La preuve en est que nous tentons d'en faire toujours plus pour tenter d'y penser encore moins ! Notre accélération est la marque de notre souci d'oublier nos soucis.
Une mauvaise réponse à nos angoisses
Car avec la prise de conscience de nos limites, de notre faiblesse et de notre mortalité vont de pair les angoisses qui nous habitent dès lors que les grandes questions existentielles surgissent en nous. Et ces questions nous n'avons pas l'intention de les laisser monter à la surface. Enfouissons-les sous de multiples activités qui nous permettent de ne pas y penser ! J'aimerais coller à moi-même, faire un avec ce que je suis ou avec ce que je pense pouvoir être. Je n'y arrive désespérément pas. Je suis constamment tiraillé entre une multitude de désirs et d'obligations qui entrent en conflit. Je n'arrive pas à trouver une cohérence à ma vie. Il y a ce que je désire et ce que les autres ou la société exigent de moi. J'ai des limites physiques qui m'empêchent de réaliser tout ce qu'il faudrait faire pour satisfaire mes désirs et ceux de la société ou d'autrui. Mon temps aussi est limité. Il avale dans le passé toutes mes frêles tentatives de répondre à ces défis. Bref ! je désespère de pouvoir me réaliser moi-même. Pour oublier cette incapacité à vivre vrai, je fais tout pour oblitérer ces tensions qui m'habitent. Et c'est là que je cède au monde de la vitesse. Je me drogue à l'accélération de sorte que je n'aie pas à me demander quel sens il y a à vivre, pourquoi je ne puis être libre comme je le voudrais ou comment je pourrais enfin coller à moi-même, être moi-même.
Et le christianisme là-dedans ?
Le christianisme me paraît répondre à deux niveaux aux problèmes liés à l'accélération de nos vies.
Il offre une réponse aux questions fondamentales qui ne cessent de se poser à nous et que nous évitons de prendre en considération en mettant notre tête dans le sable d'une vie en constante accélération. Dans ce blog, j'essaye semaine après semaine de voir sous différents angles comment ces questions existentielles se posent. Ces questions sont celles qui gravitent autour de la question du sens de notre vie ou encore de sa valeur, de sa justification. Elles sont celles de notre destinée et donc aussi de notre liberté (qui est maître de ma vie?). Elles sont celles de la cohérence et de la vérité de ce que nous sommes (celle-là même que j'évoque ci-dessus). Je tente aussi à chaque fois de considérer quelle réponse le christianisme offre à ces grandes questions. Si ces questions trouvent dans la parole de Dieu dite en Jésus de Nazareth une réponse, nous n'avons plus besoin de les fuir dans une vie en accélération constante.
A un second niveau on peut affirmer que le christianisme offre une antidote à la tentation de la vitesse et de l'accélération afin d'oublier l'essentiel. Reprenons les choses à leur base. On tente donc, en accélérant notre vie, d'éviter les questions essentielles. Pour cela on mise sur cette accélération qui relativise toutes choses. Elle nous permet de laisser derrière-nous aussi vite que possible l'instant précédent. Si on s'y attardait, on serait peut-être obligé de se reposer de graves questions qui nous paraissent sans réponses. Pour ne pas courir sans cesse en avant, il nous faudrait pouvoir relativiser ce besoin de tout relativiser ! Cela nous permettrait de nous arrêter, de regarder en face les vraies questions et de leur chercher une ou des réponses. Qu'est-ce qui nous donnera le courage de relativiser l'importance des réseaux sociaux ? Qu'est-ce qui nous fera cesser d'avoir la bougeotte, de voyager pour voyager, de nous faire les esclaves de la foi au progrès ? Réponse : la certitude qu'existe quelque part un point d'appui sûr, un fondement à nos vies, un phare qui nous permette de nous orienter sereinement. Un tel point d'appui, un tel fondement, un tel phare est ce que l'on appelle généralement un dieu. Face à Dieu, tout devient – en un premier temps en tout cas – relatif. A quoi bon avoir plus de likes que ses connaissances quand on se sait aimé de Dieu ? A quoi bon accumuler les destinations de voyages alors que le service de Dieu nous incite à rencontrer notre prochain, ce qui exige durée, compréhension mutuelle, relation de qualité et non quantité de relations... On peut même, en un second temps, relativiser notre besoin de tout relativiser. On peut oser s'arrêter pour penser notre vie, pour prendre des décisions qui nous permettront de l'orienter et de ne pas nous laisser ballotter au gré de l'accélération continue. On peut oser résister à l'accélération généralisée de notre entourage, même s'il y a un prix à payer pour cela.