Humour

Rien n'est écrit dans la pierre / Rien n'est écrit dans la pierre
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Rien n'est écrit dans la pierre
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Humour

Par Jean-Denis Kraege
22 avril 2024

Si l'ironie consiste principalement à se moquer de l'autre, je définirai personnellement l'humour comme consistant fondamentalement à se moquer de soi. Certes on utilise aujourd'hui le terme « humour » dans toutes sortes de sens. Il est devenu l'équivalent du comique en général. Mais ce terme a pris tellement de sens, que l'on peut se permettre de l'utiliser dans un sens particulier à condition de le définir ! A la suite de Sœren Kierkegaard, je me propose donc d'en restreindre l'usage à l'auto-dérision.

Ironie et humour

L'humour est d'abord second par rapport à l'ironie. Nous avons vu la semaine dernière que l'ironie dénonce toute forme d'existence qui se cache derrière l'anonymat de l'opinion commune, des grandes idées, des systèmes de pensée,... Avec l'ironie surgit le rapport à soi, la nécessité d'assumer sa liberté, de prendre ses responsabilités, de s'engager. Une fois que le JE a surgi, il est toutefois menacé de se prendre trop au sérieux. Il se croit le maître de toutes choses, à commencer par le maître de sa propre vie. Or l'ironie (!) du sort fait qu'il ne cesse de butter sur des obstacles. Ici se situe une bifurcation. Je puis persister dans ma volonté d'être mon propre maître et me casser régulièrement les dents – et parfois plus – sur la réalité. Je puis aussi renoncer à être un sujet libre et responsable et me remettre à penser comme on pense, à choisir comme statistiquement on choisit, de faire ce qu'il est bon de faire... Une troisième avenue s'ouvre aussi devant moi : me moquer de ma volonté de puissance, me tourner en dérision, prendre distance à l'égard de mes prétentions, de mes rêves, de mes illusions afin de les évaluer.

Humour et liberté

L'humour comme l'ironie ont ainsi à faire avec la liberté. Pourtant la liberté humoristique n'est pas exactement la même que la liberté ironique. Quand on ironise à propos de ma manière confuse ou erronée de penser, je ne puis plus penser comme on pense, mais dois prendre mes responsabilités dans l'élaboration de ma pensée propre. Je suis libéré – en un premier temps tout au moins – de mes erreurs, de mes inféodations, asservissements et autres aliénations. J'en suis libéré pour devenir un JE libre et donc responsable. L'humour quant à lui me permet non tant de devenir un JE que de prendre distance à l'égard de ce JE et de devenir plus authentiquement ce JE. Cette distance à l'égard de soi-même est indispensable à qui désire devenir réellement responsable. Elle représente, en effet, la condition de la vraie liberté. Car la liberté qui surgissait de l'ironie se définit comme capacité de faire ce que bon me semble. Elle n'est à ce titre qu'illusion de liberté. Je suis, en effet, déterminé par un nombre inouï de réalités dont cette liberté ne tient guère compte. De fait je ne puis absolument pas faire ce que bon me semble. Par contre la liberté qui surgit lorsque je me ris de mes illusions en matière de liberté se définit comme possibilité de vivre selon mes principes1. Elle me permet également de vivre en dépit de tout ce qui m'empêche de faire ce que bon me semble2 tout dépendant là des principes que je me donne.

Quel principe de vie me permettra-t-il de me rire de moi-même ?

Ici nous rejoignons une question qui se pose à l'humoriste : qu'est-ce qui ou qui est-ce qui me permet de prendre vraiment distance à l'égard de moi-même, par rapport à mes certitudes illusoires... ? Je suis, en effet, tellement engoncé dans le sérieux de mes responsabilités qui va de pair avec la liberté ironiste que je n'arrive pas à prendre distance à l'égard de moi-même, à me rire de moi-même. Il y a certes les épreuves du réel qui me bloquent pour un temps dans ma marche triomphale vers la liberté-de-faire-ce-que-bon-me-semble. En général, elles ne me découragent pas de repartir, après un temps, à la conquête de cette liberté fantasmatique.

Les religions affirment en général que seul l'attachement à un absolu est susceptible de me faire prendre distance humoristiquement à l'égard de moi-même. Sans attachement à une référence absolue et externe à moi-même je ne suis qu'un baron de Münchhausen qui se tire par les cheveux pour – en vain – tenter de s'extirper du marais dans lequel il est englué. Sans faire de Dieu et de son service la source de mes principes de vie, je ne puis me rire vraiment de moi-même. Certes je le puis pour un temps. Je dois toutefois vite retrouver un socle sûr où fonder mon existence. Je ne puis rire constamment de moi-même. Et pourtant il le faudrait. Je ne puis toujours faire de Dieu et de son service le principe de ma vie et pourtant il le faudrait si je voulais être libéré non seulement du monde, mais aussi de moi-même pour pouvoir vraiment devenir moi-même !

Le christianisme se veut humoristique

Il est normal qu'on n'ait guère de témoignages à propos de l'humour dont Jésus aurait pu faire preuve. Les évangiles ne s'intéressent pas à la vie intérieure de Jésus, mais à son message et à ses faits et gestes. Mais peut-être peut-on dire que Jésus fait preuve d'humour dès le début des évangiles de Matthieu et de Luc. Si on comprend le tentateur comme une voix intérieure, les trois tentations au désert sont l'occasion pour Jésus de se rire de lui-même. Pour leur résister, il use de paroles de l'Ancien Testament qui mettent en évidence la contradiction – mère du comique et de la dérision – entre ce qui le tente et ce qu'il sait être la vérité de Dieu. Pour résister à la tentation, il faut faire preuve d'une bonne dose de cette capacité à se moquer de soi-même, car on est naturellement enclin à se penser maître du monde matériel, du monde socio-politique et même de nos réalités spirituelles (dans l'ordre lucanien des tentations (Luc 4.1-12).

Quand on se tourne du côté des recommandations faites aux disciples, l'humour est beaucoup plus fréquent. Dans la prédication de Jésus, il y a, par exemple, cette injonction centrale à l'adresse de ses disciples : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive. Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera » (Marc 8.34-35). Pour se renier soi-même, pour renoncer à soi-même n'y a-t-il pas lieu de commencer par cesser de se prendre au sérieux, par se rire de soi ? Quant à ce qui me permettra de me rire de moi-même, c'est de consacrer ma vie à la cause défendue par Jésus et à sa bonne nouvelle. On est ici pleinement dans l'humour tel que définit ci-dessus.

L'apôtre Paul offre aussi une incitation à l'humour. Il affirme en I Corinthiens 7.29-31, qu'être chrétien, parce que ce monde est voué à « passer », consiste à avoir une femme comme si on n'en avait pas, à pleurer comme si on ne pleurait pas, à se réjouir comme si on ne se réjouissait pas, à acheter comme si on ne possédait pas, à user du monde comme si on n'en usait pas. Dans ce « comme si ne pas », il y a la distance de l'humour. On est appelé à user du monde et à le faire réellement parce qu'il nous est donné par Dieu, mais à le faire avec distance, car cet usage ne saurait nous permettre de vivre en plénitude. Nous sommes donc constamment invités à nous rire de nos attachements, à prendre distance à leur égard tout en assumant les responsabilités qui leur sont liées. Ce passage de l'épitre aux Corinthiens vient ainsi compléter la description donnée plus haut de l'humour. En christianisme il s'agit de se rire de soi tout en prenant très au sérieux ce que nous sommes ! Cette forme d'humour en devient paradoxale comme l'ensemble de la manière chrétienne de se comprendre soi-même devant un dieu lui aussi paradoxal !

 

1https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/06/vivre-selon-ses-principes

2https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/07/en-depit-de