La croix, un mauvais moment à passer?
C'est là l'impression que l'on a majoritairement dans le christianisme actuel. L'insistance est manifestement sur Pâques plutôt que sur Vendredi Saint. On peut même parler d'un progressif escamotage de Vendredi Saint. Si ce n'était pas un vendredi qui permet un pont substantiel de quatre jours, la célébration de ce vendredi-là aurait depuis longtemps passé aux oubliettes des jours fériés comme en France et en bien d'autres pays pas autant marqués par le protestantisme que certains cantons suisses.
Prière pour le temps de Pâques
Je me souviens d'une prière proposée dans l'EERV pour le temps de Pâques. On y remerciait Dieu pour tout ce qui avait changé depuis la première Pâques : les beautés de sa création (ah ! le printemps, la résurrection de la nature), l'anéantissement de la mort (« la mort derrière nous »), la multitude de bienfaits que Dieu accordait à son Eglise, les fruits de l'Esprit, ses bénédictions en forme de charismes, etc. Bref ! Après Pâques tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Des paroissiens que je savais endeuillées ou atteintes d'un grand mal m'ont interpellés à la fin du culte. « Cette prière délirante, m'a dit une personne, n'était franchement pas la mienne ce matin ». Cette personne aurait probablement été heureuse que la prière parle de la solidarité de Dieu avec ses souffrances plutôt que de leur « dépassement ». Le christianisme est-il là pour escamoter toute négativité ? Le christianisme reste-t-il crédible s'il fait comme si la mort n'existait pas ? Est-ce vraiment là son centre ? son cœur ?
Montée vers Pâques ?
Dans les éléments de langage souvent utilisés se répand l'expression de « montée vers Pâques ». Pourquoi vers Pâques et pas vers Vendredi Saint ? Il en va encore de même dans l'expression « semaine pascale » que j'entends ou lis de plus en plus souvent. Tout est focalisé sur Pâques et pourtant dans le Nouveau Testament certes Pâques et important, mais le centre est et reste Vendredi Saint ou la croix.
La structure des évangiles synoptiques
Les évangiles synoptiques sont tous, chacun à sa manière, un récit de la passion précédé d'une longue introduction et suivi de l'affirmation que ce ne fut pas la mort et les humains criminels qui eurent le dernier mot, mais Dieu. Cela est tout particulier vrai du plus ancien évangile, celui attribué à Marc. Tout y converge vers le Golgotha alors que la résurrection n'est esquissée que par un vide tombal et la parole d'un messager affirmant qu'il s'agit de relire l'évangile depuis le début à la lumière de ce vide. Or, dans cet évangile relu depuis son début, Jésus annonce trois fois sa mort et sa résurrection pour insister sur le sens de « porter sa croix » à sa suite, en l'imitant. L'affirmation que Jésus est le fils de Dieu y survient aussi à trois reprises. Deux fois (au baptême et lors de la transfiguration), c'est une voix qui vient des cieux ou d'une nuée. A la troisième occurence, cette affirmation éclate non après la résurrection, mais au pied de la croix. Il s'agit de la confession faite, pour la première fois dans l'économie de cet évangile, par un humain : pas par un disciple, mais par le capitaine de l'armée d'occupation juste après que Jésus a rendu son dernier souffle. Ou, si vous préférez, la résurrection a lieu au pied de la croix, lorsqu'on confesse (jusqu'à aujourd'hui) que le crucifié et personne d'autre était le fils de Dieu.
L'apôtre Paul
Si l'on passe maintenant des évangiles aux lettres authentiques de l'apôtre Paul qui sont, rappelons-le, plus anciennes que tous les évangiles, on a une même centration sur la croix. La résurrection y est certes aussi présente. Elle l'est pourtant surtout en rapport avec notre foi et notre résurrection (il faudra y revenir dans un prochain blog). Mais si le christianisme est une folie et un scandale, c'est bien à cause de la croix : à cause de la certitude que Dieu ne nous rencontre pas dans un déploiement de forces et d'effets spéciaux, mais dans l'apparent échec d'un crucifié (I Corinthiens 1.18ss.). Ce n'est qu'en mourant avec le Christ (au présent) que l'on peut espérer vivre une vie nouvelle (au futur) (Rm 6.8ss.). Et même quand Paul affirme la résurrection du Christ et notre propre résurrection, il insiste sur la radicalité de la mort : de la sienne comme de la nôtre (I Cor 15, en particulier 35ss.). Le scandale de la croix n'est pas aboli par Pâques. La radicalité de la mort de notre être entier n'est pas vite écartée par l'affirmation que Jésus est ressuscité. La vie en plénitude n'est possible qu'en se conformant à la croix, qu'en mourant à soi-même, qu'en étant crucifié avec Christ (Galates 2.19ss.).
Et l'évangile de Jean ?
On me rétorquera que l'évangile de Jean beaucoup plus « spirituel » comme on aime à dire s'intéresse à la gloire du Christ ressuscité révélée au monde (première partie de l'évangile) et aux disciples (seconde partie depuis 13.1). Pourtant, dès le premier chapitre Jésus est présenté comme l'agneau pascal qui sera mis à mort au moment où l'on mettait traditionnellement à mort cet agneau (1.29 ; 19.14). Ensuite, tout au long de l'évangile et dès le premier acte publique de Jésus à Cana, il est question de l'« heure » de Jésus qui n'est pas encore là et qui est celle de son retour auprès du Père, donc de l'élévation sur la croix. Et précisément il y a aussi chez Jean cette thématique de l'élévation qui, dans les christianismes primitifs, fait penser à l'élévation auprès du père, à l'ascension. Or l'évangéliste Jean lie l'élévation auprès du Père et l'élévation sur la croix (cf. 12.32-34). Dès 3.14 et 8.28, l'importance décisive de la croix est proclamée. Enfin il y a même le verbe « glorifier » qui est détourné du sens qu'il possède habituellement dans les christianismes primitifs (ex. Actes 3.13). Chez Jean, la glorification a lieu explicitement sur la croix (cf. 12.23-24). Et cette croix, malgré la liberté et la souveraineté avec lesquelles Jésus est maître de sa passion, n'est pas de pacotille. Elle n'a rien d'un mauvais moment à passer. Jésus est souverain, mais il meurt en souverain. Il ne passe pas à côté de la dure réalité du trépas. La mort n'est pas escamotée, abolie ou dépassée.
A quoi bon la résurrection ?
Si la croix est si importante, à quoi bon la résurrection ? Pourquoi encore célébrer Pâques ? Pâques ne doit pas être comprise comme le dépassement de la croix, mais comme son interprétation chrétienne. Si les évangiles s'arrêtaient avec la mise au tombeau de Jésus, ils seraient le récit d'une aventure exaltante, mais terminée hélas par un redoutable échec. Il y a belle lurette qu'on ne les lirait plus. Or à Pâques, les disciples ont compris la crucifixion de leur maître autrement que comme un échec. Elle leur est apparue comme la conséquence nécessaire de ce que Jésus était venu apporter au monde de la part de Dieu. Ce qui leur a permis cette compréhension radicalement autre parce qu'absolument pas évidente de l'échec de Jésus ne s'explique pas. Il s'agit d'un miracle et peut-être même du vrai, du grand miracle alors réalisé par Dieu. Mais ce miracle il le répète à chaque fois que l'on devient capable de comprendre la croix comme le lieu de la victoire, de l'élévation et de la glorification paradoxales de la bonne nouvelle que Jésus avait proclamée.
(à suivre donc)