«Il faut tenir compte des religions, mais les garder à une distance égale»
Au sein du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), un petit secteur est spécialisé dans la dimension religieuse des conflits autour du monde. Ces quelques collaborateurs déploient leurs activités de médiateurs dans des conflits armés au Proche-Orient, en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, avec la mission particulière de tenir compte des croyances des uns et des autres. Rencontre avec une ancienne collaboratrice du secteur Religion, politique, conflit du DFAE, la médiatrice et anthropologue Anaël Jambers.
Pourquoi se préoccuper de religion en diplomatie?
80% des gens dans le monde sont croyants d’une manière ou d’une autre. Donc la religion, la transcendance ou encore la spiritualité ont de l’importance dans leur quotidien. A mes yeux, il est essentiel que tous nos diplomates et collaborateurs du DFAE aient une connaissance de base de ce qu’est une religion: non seulement la doctrine, mais aussi la manière dont elle s’incarne dans la vie de tous les jours.
Malheureusement, cela se perd. C’est d’autant plus dommage qu’à de nombreux endroits du monde, les personnes ayant une forte référence religieuse ont beaucoup plus d’influence qu’en Suisse. Travailler avec eux, les comprendre et les inclure comme ressources est capital.
Comment travaille ce secteur?
Il soutient les processus de médiation du DFAE, en important ses propres connaissances et ses propres réseaux. Il met en place des dialogues entre différents acteurs religieux, ou entre des acteurs religieux et d’autres qui ne le sont pas.
Par exemple?
Dans une région du Maroc, il y a quelques années, nous avons mis en place un dialogue entre des acteurs religieux avec influence politique et des activistes des droits humains. Le but était qu’ils travaillent ensemble autour d’un point chaud: les droits des femmes.
Comment avez-vous procédé?
Dans ce cas précis, la Suisse n’était pas tout à fait neutre aux yeux des Marocains, puisqu’elle soutenait certaines ONG locales de défense des droits humains. Nous nous sommes donc associés avec une organisation, basée en Suisse, qui entretenait des liens étroits avec des personnes croyantes au Maroc et au Moyen-Orient. Sur place, nous nous sommes aussi associés à un mouvement proposant une réforme du système de pouvoir en place. Avec leur aide, nous étions acceptés comme trio de facilitation impartial.
Avant d’amorcer le dialogue, nous avons aussi déterminé les «lignes de sécurité» pour chaque participant. Cette sécurité-là est d’ordre psychologique: chaque partie doit exprimer une condition sine qua non pour qu’il puisse entrer sereinement dans la discussion. Du côté des militants des droits humains, les acteurs ne voulaient pas s’entendre dire qu’ils étaient des apostats. En face, les salafistes voulaient être sûrs que personne n’affirmerait que leur système religieux était inférieur à un autre système. De notre côté, nous ne devions pas critiquer la royauté.
Et cela a fonctionné?
Nous avons mené plusieurs rondes de dialogue pendant deux ans. Nous avons notamment essayé de procéder par la pratique, c’est-à-dire mettre les participants au travail afin qu’ils trouvent ensemble des idées concrètes pour améliorer la situation des femmes. Et à la fin, oui, cela a fonctionné! Je me souviens qu’au début, certains disaient qu’ils ne pouvaient pas participer à la discussion si telle ou telle personne du camp d’en face se trouvait dans la pièce. A la fin, ils se félicitaient entre eux sur le même groupe WhatsApp!
L’idée, c’est de trouver des valeurs communes?
Je ne dirais pas ça. L’idée, c’est plutôt d’améliorer la situation en pratique. Si je reprends l’exemple du Maroc, les parties ne partageaient pas la même vision du monde, même après ces dialogues. Par contre, en s’asseyant à la même table, ils ont réalisé que même si les systèmes de valeur restaient différents, l’autre était un être humain et l’on pouvait lui parler. En l’occurrence, leurs motivations étaient différentes, mais leur but était le même: améliorer la situation des femmes. Et nous, en tant que médiateurs, nous ne nous prononçons pas sur les systèmes de valeurs, et nous n’en débattons pas.
Neutralité religieuse, donc…
Oui, tant que cela ne revient pas à dire ou à agir comme si la religion n’existait pas! On reconnaît que ces croyances et ces systèmes de valeurs existent, on en parle, mais on n’en débat pas. En ce sens, peut-être que le mot «impartialité» serait plus adéquat que le mot «neutralité». Il faut tenir compte des religions, mais les garder à une distance égale et s’engager de la même façon envers tout le monde.
Est-ce un cas unique en politique internationale?
Il n’y a déjà pas beaucoup de pays européens qui s’intéressent aux affaires religieuses. Et si c’est le cas, leurs diplomates organisent des rencontres interreligieuses, c’est-à-dire entre leaders religieux qui se rassemblent et s’engagent pour la paix.
La Suisse est le seul pays qui fait de la médiation à proprement parler en tenant compte de cette dimension particulière. Le DFAE organise des dialogues avec des acteurs politiques qui ont une référence religieuse. C’est très différent de discuter avec des chefs religieux. Par exemple, en Thaïlande, nous avions contact avec des moines bouddhistes nationalistes. Nous ne parlions pas avec eux parce qu’ils étaient des religieux, mais parce qu’ils avaient une grande influence sur la société locale, et pouvaient soutenir les processus pour minimiser les violences contre la minorité musulmane. Nous ne discutions avec eux que de politique au sens large, à savoir comment une société peut fonctionner sans violence.
Il y a eu quelques guerres de religion en Suisse… On peut penser aux guerres de Kappel, de Villmergen ou encore à celle du Sonderbund. Est-ce que cela a pu inspirer cette manière d’engager le dialogue avec les croyants?
Je pense que oui. En Suisse, nous avons depuis longtemps la règle de gérer les conflits à l’échelon le plus local possible, par exemple la commune plutôt que le canton. On n’essaie pas de trouver des solutions pour le village voisin. Il en va de même pour les affaires religieuses. Nous avons aussi l’habitude d’intégrer le plus de personnes possible à la recherche des solutions. Notre système politique fait qu’on intègre le plus grand nombre de voix au processus lui-même, la population y est bien représentée. Cela se prête bien aux questions religieuses: en ce qui les concerne, on ne peut pas dire simplement «c’est juste ou c’est faux», ces questions sont trop lourdes pour être traitées ainsi. Donc il faut trouver d’autres voies de dialogue, plus représentatives de la complexité des enjeux.