Voeux de bonheur
Toutes les sagesses, les antiques comme les actuelles, proposent un accès au bonheur. Toutes ont leur recette. Aucune ne concorde avec celle des autres. Le christianisme aussi propose un accès au bonheur. Il est résumé dans les béatitudes (Matthieu 5.3-12 ; Luc 6.20-26). Elles déclarent, en effet, « Heureux ceux qui... ». A bien les examiner elles ne se démarquent pas seulement de toutes les autres voies d'accès au bonheur. Elles les remettent aussi radicalement en question (cf. Luc 6.24-26!). Pour toutes les sagesses de ce monde, les béatitudes sont scandaleuses !
La sagesse chrétienne telle qu'exposée dans les béatitudes est scandaleuse pour trois raisons au moins. La première réside en ce que les conditions pour accéder au bonheur sont radicalement différentes de ce que proposent habituellement les sagesses de ce monde. Elles en représentent même une radicale contestation. La seconde raison a trait au fait que la sagesse ne décrit pas la voie qui permet d'accéder au bonheur, mais dit comment recevoir le vrai bonheur. Là où les sagesses mondaines offrent les moyens d'obtenir la béatitude, le bonheur du sermon sur la montagne se reçoit et ne se conquiert pas. Là aussi nous avons affaire à une radicale remise en question de toutes les sagesses et spiritualités qui promettent le bonheur. La troisième raison, c'est que la sagesse chrétienne représente le bonheur qu'elle promet d'une manière fort étrange pour des esprits habitués aux autres sagesses. Essayons de montrer tout cela dans le texte même de Matthieu 5.
Penchons-nous d'abord sur les conditions de l'accès au bonheur. Pour être heureux il faut être « pauvre devant Dieu », donc sans prétention, humble, reconnaissant sa radicale dépendance dans sa relation à Dieu ; il convient aussi de pleurer ou d'être endeuillé, d'être doux, d'avoir faim et soif de justice (de la volonté de Dieu), d'être compatissant, d'avoir le cœur pur (non partagé, totalement présent à Dieu), d'être artisan de paix, d'être persécuté à cause de la justice (de la mise en œuvre de la volonté de Dieu). Or les sagesses mondaines voient habituellement le bonheur dans la richesse sinon matérielle au moins spirituelle et non dans la pauvreté spirituelle, elles le voient dans la sérénité ou même la joie et non dans les pleurs, dans le rassasiement de ses besoins (pour le moins les besoins essentiels) et non dans le manque, la faim et elles promettent à ceux qui mettent en pratique leurs préceptes une situation irénique au cœur du monde et non de se battre pour la paix. Quand les sagesses mondaines nous parlent des manières de nous réaliser nous-mêmes, la sagesse de l'évangile nous incite à rendre autrui heureux : à être doux, à chercher la justice, à faire miséricorde, à être artisan de paix. Et quand la sagesse évangélique ne nous incite pas à penser au bonheur d'autrui, elle nous pousse à chercher le bonheur de Dieu : à être pauvre devant lui, à avoir faim et soif de sa volonté, à avoir un cœur centré sur lui seul (pur, non-divisé), à être persécuté à cause de la mise en œuvre de sa volonté. Cette sagesse nous invite ainsi soit à nous centrer sur autrui, soit à mettre Dieu au centre, en tous les cas à se décentrer de soi. Si la sagesse des béatitudes faisait tout pour ne pas être reconnue de quelque valeur que ce soit aux yeux du monde, elle ne ferait pas autrement !
Mais il n'y a pas que les conditions d'accès au bonheur qui soient scandaleuses ! Il y a encore que la sagesse des béatitudes n'opère pas par elle-même ainsi que le promettent les sagesses mondaines. Quand le stoïcien ou l'épicurien proposent de faire ceci ou cela, d'adopter telle ou telle attitude, de penser de telle ou telle manière..., ils promettent le bonheur à ceux qui mettent ces préceptes en pratique. Excepté, pour la première et la dernière des huit béatitudes, la promesse évangélique de bonheur est au futur : ils seront consolés, ils hériteront de la terre, etc. De plus les verbes utilisés laissent entendre que quelqu'un consolera les affligés, fera hériter la terre à ceux qui sont doux, rassasiera les affamés et assoiffés de justice... Le bonheur promis ne dépend pas de ceux qui mettent des préceptes en œuvre. Il dépend de quelqu'un qui réalisera ce bonheur, sous-entendu de Dieu. Le bonheur n'est pas pour l'évangile en notre pouvoir, à notre portée. Il se reçoit. Et même la première et la dernière béatitude qui affirment qu'ont (présentement) part au règne de Dieu ceux qui sont pauvres en esprit et persécutés, ces deux béatitudes affirment que leur bonheur dépend non de leurs efforts ou mérites, mais du règne de Dieu, lequel débute dès maintenant, d'où alors le présent de cette participation.
La troisième surprise des promesses – on pourrait aussi dire des vœux, mais des voeux performatifs – de bonheur que Jésus adresse à ses auditeurs réside dans la forme que prend le bonheur promis. Ce bonheur n'a de fait rien de l'ataraxie – absence de troubles et de souffrances – promise par les sagesses grecques. Certes trois promesses de Jésus peuvent être comprises comme allant quelque peu dans ce sens : être consolé, hériter la terre et être objet de compassion. Mais être consolé signifie qu'on continuera à être sporadiquement ou plus régulièrement en pleurs et que la consolation nous sera accordée. Il y aura un sempiternel combat contre les pleurs et non l'absence de pleurs ou l'indifférence à l'égard de tout ce qui peut nous affliger. Ce faisant, c'est comme si Jésus déclarait illusoire une vie dénuée de toutes tribulations. Il en va encore ainsi pour les doux qui hériteront la terre et pour les compatissants qui obtiendront la compassion. Ce n'est pas tellement là ce que promettent habituellement les sagesses humaines trop humaines. Elles auraient plutôt tendance à assurer que l'on n'aura plus besoin de travailler la terre (comme dans l'utopie marxiste) ou que personne n'aura plus besoin d'avoir compassion de nous, car nous serons libérés de toute atteinte de la souffrance... Quant aux cinq autres béatitudes, elles nous promettent que notre vie avec Dieu sera plénière : nous participerons pleinement au règne de Dieu (deux fois), nous serons rassasiés de la mise en œuvre de la volonté divine, verrons Dieu, serons appelés fils de Dieu ! Ce n'est pas en faisant de telles promesses que l'on vend sa sagesse sur le marché mondain. Il faut promettre un progrès personnel et non une belle et bonne relation avec Dieu ainsi que le succès de Dieu pour escompter quelque réussite !
Alors, lorsque vous souhaiterez plein de bonheur à celles et ceux que vous rencontrerez en ce début d'année, pourquoi ne pas essayer d'être fidèles à la sagesse christique et de faire bouger un peu vos interlocuteurs comme le maître aimait à le faire ?