Fragile innovation ecclésiale

Fragile innovation ecclésiale / Fragile
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Fragile innovation ecclésiale
Fragile

Fragile innovation ecclésiale

Par Jean-Christophe Emery
4 décembre 2023

Depuis quelques jours, tourne dans ma tête une ritournelle interrogative liée à l’annonce de la disparition du Lab à Genève : de quoi cette décision est-elle le symptôme ? Dans le cadre de décroissance généralisée qui touche les traditions chrétiennes en Europe, les enjeux symboliques sont trop importants pour considérer qu’il s’agit simplement d’un épiphénomène local. Et la seule grille de lecture économique n’épuise pas le registre des hypothèses qui se bousculent. Le théologien neuchâtelois Pierre Bühler évoque ici quelques pistes d’autres sont esquissées ici par une bénéficiaire des activités. Quelques échanges avec diverses personnes actives au sein de l’EPG me montrent qu’il y en a d’autres. Elles rejoignent des constats déjà effectués ces dernières années en d’autres lieux.

Vulnérable

« Le chemin conduisant aux innovations est encore plus jonché d'obstacles et de désincitateurs que celui menant vers des buts communs. Les innovations réclament de lourds investissements en temps, en effort et en ressources. Les bénéfices sont souvent obtenus graduellement par un long processus d'affinement développemental avec de nombreuses déceptions. […]. Les innovations se heurtent aux goûts et pratiques existants et menacent ceux qui ont intérêt à conserver les moyens traditionnels.» Cette citation du psychologue Albert Bandura[1] résume parfaitement notre propos. La vulnérabilité du changement n’est pas une découverte récente. Dans la machinerie ecclésiale, le nombre de rouages et la complexité de leur agencement sont autant d’obstacles à franchir. A commencer par le suivi précautionneux avec lequel les nouveaux projets sont surveillés. Mal utilisés, les critères et les rapports établis sont autant d’armes fournies aux mains des esprits soupçonneux. Chaque projet pionnier a contre lui une nécessité de devoir faire ses preuves là ou tant d’autres lieux d’Église en sont dispensés, leur héritage les plaçant hors d’atteinte.

Plus de sous

Maintes fois brandi, l’argument économique touche une réalité douloureuse de la décroissance ecclésiale. Il semble implacable et source de toutes les tensions. La nouveauté nécessite souvent des temps longs pour générer des formes d’autonomie financière, le secteur des start-up le sait bien. Mais le principe des restrictions budgétaires ne dit encore rien de la stratégie. De fait, l’argent est un bon indicateur des priorités données. Une coupe peut ainsi sanctionner une situation conflictuelle, se manifester là où elle occasionne le moins de résistance, se répartir de façon linéaire sur l’ensemble des acteurs, etc. La question devient alors celle des justifications et des narrations qui l’accompagnent. Autrement posée, la question pourrait être : quelle proportion de son budget l’institution accorde-t-elle aux ministères « traditionnels » et aux ministères identifiés comme « pionniers » ? Pensée comme un outil stratégique, la question économique peut conduire à développer des solutions créatives. Ainsi, l’Église réformée de Zürich cherche à stimuler la création de nouveaux projets en lui dédiant un fond spécial. Alors qu’une approche linéaire des coupes ne favorise que l’immobilisme, une gestion dynamique permettrait de distinguer entre équité et équivalence. L’équité se focalise sur les proportions et part de l’idée que les besoins sont partout identiques. L’équivalence cherche à se doter d’indicateurs pour évaluer les nécessités et à définir une orientation globale de l’institution. Plus complexe à mettre en œuvre, elle se heurte souvent à de fortes résistances, par manque de vision globale partagée de la part des acteurs. Elle est néanmoins génératrice de bien davantage de dynamisme.

La sécurité de l’habitude

La grille de lecture qui cherche à plaquer sur la fragilité ecclésiale une tension entre progressistes et conservateurs semble parfois adéquate. Vertement récusée par l’EPG dans son communiqué officiel, elle montre aussi ses limites. Sans doute génère-t-elle également des crispations à l’interne de l’institution tant cet axe d’interprétation est porteur d’un fort potentiel de division. D’autres lectures sont possibles. Faut-il voir dans l’évolution du Lab un glissement vers une approche plus diaconale contredite par une vision plus proclamative, centrée sur le patrimoine religieux ? Certains articles le laissent entendre. On pourrait également y voir, plus prosaïquement, un repli de l’institution vers sa zone de confort. Fatiguée des situations conflictuelles qui ont émaillé la vie du Lab, irritée des frasques médiatiques, éreintée par la fragilité endémique de l’initiative, elle jette l’éponge de guerre lasse. Si cette hypothèse se révèle correcte, elle en dit long aussi sur la vulnérabilité globale de l’institution, incapable de soutenir des projets plus hasardeux. Sans contredire les autres intuitions, la force de la tradition est, bien souvent, un élément explicatif majeur. Le changement nécessite une coûteuse adaptation des fonctionnements, des structures et des postures. Et le prix psycho-social à payer constitue un obstacle de taille. Quel est l’âge moyen des décideurs, leur profil socio-culturel et leur rapport à la tradition ? Bien souvent, les personnes qui tiennent les rênes de l’institution sont en place par conformisme, traduisant une volonté tacite de reproduire des normes sociales du microcosme réformé. Les acteurs du changement mettent souvent d’eux-mêmes un terme à leur engagement, désenchantés et épuisés par la pesanteur des habitudes.

Les formes institutionnelles

Affublé d’un statut de visiteur pour le Lab, j’écrivais dans mon rapport de 2021: « La forme institutionnelle paroissiale n’est probablement pas la mieux adaptée aux besoins de flexibilité et d’agilité. » En effet, les règles ecclésiales sont orientées sur la stabilité et non pas sur les possibilités adaptatives. Or ces dernières sont essentielles à l’innovation. Les objectifs stabilisés par l’institution ne correspondent pas toujours à la réalité changeante du terrain. Les souplesses nécessaires, la rapidité avec laquelle il convient de prendre certaines décisions, la flexibilité dans les orientations à donner, deviennent des encoubles. L’exemple de projets performants, comme les Holygames montrent comment des structures associatives, en marge de l’institution, peuvent bénéficier au développement de projets. Les groupes sont proches de l’Église, mais disposent d’une importante autonomie. Ils sont motivés par un projet précis et non pas dans l’idée de s’insérer dans une machinerie complexe. Le recrutement de bénévoles y est aussi plus aisé. Le bénévolat s’y déploie également et la volonté d’autofinancer les activités est plus largement portée par les acteurs. Pour éviter leur affranchissement du corps ecclésial, des partenariats avec des paroisses ou des ministères spécialisés sont possibles.

La personnalisation des ministères

On aura vite fait de placer l’annonce de fermeture sur les épaules d’un changement à la tête du Lab. Le charisme personnel est un instrument très performant mais ambigu. Il permet parfois d’explorer de nouvelles voies en profitant de l’énergie individuelle. Une large part des projets nouveaux est mue par l’élan de personnes convaincues dont le leadership se traduit par une capacité de mobiliser d’autres personnes. Malheureusement, l’individu considère parfois le projet comme sa propriété personnelle. Son fort investissement peut mener à des dérives égotiques. Jeux de pouvoir, conflits, disputes de territorialité ou abus spirituels en représentent quelques symptômes. L’institution porte aussi sa part de responsabilité. La culture réformée, par atavisme sans doute, se méfie des têtes qui dépassent. Elle dispose de mille stratagèmes pour rogner des initiatives qu’elle juge trop audacieuses. Elle se prive ainsi de générer des talents. Mais il faut bien l’avouer, l’équilibre en la matière est hautement délicat.

Succès et échecs

Le succès d’initiatives nouvelles ne se mesure pas avec des statistiques de fréquentation. Ils se révèle dans la qualité des accompagnements, dans l’expérience acquise ou dans l’enthousiasme induit. Il se manifeste aussi par la capacité à tisser des liens avec de nouvelles personnes. Des éléments au demeurant invisibles et silencieux. Comme souvent, les conflits ou les projets avortés font davantage de bruit et génèrent d’importants dégâts d’image sans compter les déceptions et les blessures. Assurément, ces événements sont vite interprétés comme autant de contre-témoignages qui confirment le conservatisme des institutions religieuses.

A vrai dire, je crains, avant toute autre chose : que le fruit d’irremplaçables expériences soit sottement brûlé sur l’autel de l’ignorance. Rien n’est plus navrant.

 

[1] Albert Bandura, Auto-efficacité, le sentiment d'efficacité personnelle, de Boeck : Paris, 2003 pp. 113-114