A propos de la Providence
Si l'on n'est pas en droit de dire que le tremblement de terre du printemps dernier en Turquie-Syrie était voulu par Dieu, est-ce à dire que nous devons renoncer à affirmer que Dieu intervient dans notre vie et notre monde ? Telle était la question sur laquelle se terminait mon blog du 17 février (https://www.reformes.ch/blog/jean-denis-kraege/2023/02/turquie-syrie-dieu-et-le-mal) et à laquelle je n'ai pas encore répondu ! S'il fallait se résigner à la non-intervention de Dieu dans notre monde, ce serait plutôt gênant. Cela n'aurait, par exemple, aucun sens d'adresser des demandes à Dieu. Et surtout, on vivrait exactement de la même manière, que Dieu existe ou qu'il n'existe pas....
Or, dans cet article j'affirmais effectivement que si Dieu est libre d'être bon et tout-puissant comme il le veut, nous ne pouvons pas lui imposer notre définition de ce qu'il devrait être. Nous ne pouvons spéculer à son propos. Et si nous ne pouvons rien dire de certain à son sujet, ne devons-nous pas le considérer comme un être lointain, ce grand horloger voltairien qui aurait créé le monde, l'aurait mis en mouvement et ne s'occuperait plus de lui ? Je ne pense pas qu'il faille se résoudre à pareille extrémité et que, moyennant quelques précautions, on peut parler de l'intervention de Dieu dans notre monde.
Jésus ne devait donc pas avoir eu complètement tort quand il affirmait que notre « père qui est dans les cieux » « fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons et (…) fait pleuvoir sur les justes et les injustes » (Matthieu 5.45). Il ne devait pas non plus se tromper complètement quand il conseillait à ses disciples de demander et qu'il leur promettait qu'il leur serait donné (Matthieu 7.7). Il n'errait pas totalement quand il croyait avec nombre de ses contemporains israélites que Dieu pouvait nous ressusciter d'entre les morts (Marc 12.18-27)...
J'affirmais toutefois, ci-dessus, qu'il convient de prendre certaines précautions quand nous attribuons à l'intervention de Dieu tel événement survenant dans notre vie.
La première précaution consiste à admettre que l'attribution d'un événement à Dieu est de l'ordre non d'une vérité objective, mais de la reconnaissance personnelle. La connaissance objective tient la réalité et Dieu à distance. La reconnaissance se situe dans la relation que j'entretiens avec Dieu. Si je puis établir une relation de cause à effet entre Dieu et tel événement, je suis dans la connaissance. Quand cela ne va pas de soi que je relie tel événement qui se produit dans le monde à la volonté de Dieu (ou du reste à n'importe quelle autre « cause »), je « reconnais » ce lien. Je confesse, avoue, parie que ce lien existe alors qu'aucune affirmation rationnelle ne s'y oppose.
Pour clarifier les choses, prenons un exemple. Si je gagne le gros lot, je puis aussi bien attribuer cela à la chance qu'à Dieu. Je n'ai aucune « connaissance » à ce propos. La reconnaissance que c'est Dieu qui m'a fait gagner le gros lot est ainsi de l'ordre de la confession de ma foi. C'est en fonction de ma compréhension de ma vie et non d'une évidence que je vais pouvoir désigner Dieu comme l'origine de ce qui m'arrive. Un autre humain aura tout autant raison de relire ce gain, en fonction de sa compréhension de sa vie et du fondement qu'il lui donne, comme un effet du hasard. L'attribution à la chance ou au hasard n'est cependant pas plus que l'attribution à Dieu de l'ordre de la connaissance. Je ne pourrais donc faire de l'attribution à Dieu du gain du gros lot une vérité générale qui devrait être reconnue valable par tout le monde. Certes, quand quelqu'un d'autre que moi gagne le gros lot, je puis me dire en mon fors intérieur que, à mes yeux, c'est Dieu qui a agi. Je le « reconnais ». Je pourrai certes aussi dire à autrui que je suis persuadé que c'était là l'action de Dieu. Je n'ai toutefois aucune arme pour l'en convaincre. De plus, cela n'a même pas un grand intérêt de me dire cela tout au fond de moi-même. La seule chose qui importe, c'est que, quand quelque chose de bénéfique m'arrive à moi, je reconnaisse que c'est Dieu qui pourvoit à un besoin. La providence divine n'est pas de l'ordre de la connaissance en général, mais de la reconnaissance toute personnelle.
Le terme reconnaissance possède un deuxième sens. Quand je gagne le gros lot et que j'attribue ce gain à Dieu, je me dois de lui dire merci. Mais je ne vais en principe pas remercier Dieu pour une chose très malheureuse qui m'arrive. Cela nous amène à une seconde précaution qu'il nous faut prendre face à l'idée de providence. Dans la compréhension que le chrétien a de sa vie, Dieu n'est pas un père fouettard. Ce n'est pas là l'image de Dieu que Jésus nous a montrée. Il ne condamne pas ceux que pudiquement on appelait dans nos traductions « les gens de mauvaise vie ». Il leur pardonne et les invite à vivre de ce pardon, à en tirer les conséquences. Nous ne sommes pas amenés à « reconnaître » que Dieu nous punirait au travers de ce qui nous arrive. Les seules choses que nous sommes appelés à reconnaître sont des réalités positive que Dieu nous offre. Ce n'est pas qu'une punition ne puisse pas être positive. C'est que, aux yeux de Jésus, Dieu ne punit pas. Il ne rétribue pas. Reconnaissons donc que tout ce qui concourt à notre bien, à notre édification, à notre libération... vient – même par des voies détournées – de Dieu et disons-lui notre reconnaissance à ce propos.
La troisième précaution à prendre quand nous reconnaissons que Dieu pourvoit à nos besoins, consiste à en tirer les conséquences pour notre engagement dans le monde. L'idée de providence n'est pas une magnifique théorie qui devrait simplement satisfaire notre esprit quand on essaye de relier Dieu, soi-même et le monde. Un don de Dieu représente une exigence à notre égard. Si j'attribue à Dieu le gain du gros lot, je ne pourrai pas faire n'importe quoi de cet argent. Il me faudra le mettre au service de Dieu. Si j'attribue à Dieu le don du soleil et de la pluie, je ne pourrai pas me comporter n'importe comment à l'égard de la nature. Je ne pourrai l'exploiter outrageusement... Je n'en suis pas le maître. Dieu en est le maître. Jésus nous apprend même que, si nous attribuons à Dieu le don du soleil et de la pluie à tous les humains, qu'ils soient bons ou mauvais, nous devons en tirer la conclusion que nous avons à nous comporter de la même manière que Dieu : nous devons aimer même nos ennemis... (Matthieu 5.44s.)
Il est une quatrième précaution qu'il convient de prendre lorsqu'on parle de la providence de Dieu. Elle découle de la définition de Dieu comme dieu, donc comme un être absolument libre. Nous ne pouvons pas imposer à Dieu d'intervenir dans notre monde. Il est libre d'y intervenir constamment, par intermittence, à la limite jamais, même si ce n'est pas ce qu'il nous a promis... Nous ne pouvons donc pas non plus imposer à Dieu d'intervenir dans notre vie comme bon nous semble. Ce n'est pas parce que nous sommes convaincus que Dieu pourvoit qu'il doive pourvoir selon nos désirs. Si je suis assez stupide pour acheter depuis quarante ans chaque semaine un billet de loterie sans ne jamais rien gagner, et que je prie Dieu de me faire gagner au moins une fois, je ne puis en déduire ni que Dieu ne m'aime pas, ni qu'il ne peut intervenir dans mon monde, ni qu'il n'existe pas. Si Dieu ne répond pas à une demande que je lui adresse, ce n'est pas qu'il est incapable de pourvoir à mes besoins, mais peut-être qu'il me répond (ou me répondra) autrement que je ne le désire ou que je ne m'y attend. Peut-être a-t-il un autre « plan » pour moi, peut-être qu'une réponse positive à ma requête causerait mon malheur ou celui d'un autre ou de plusieurs autres humains, etc., etc... Cela ne doit cependant pas me dissuader de lui adresser mes demandes, ni de chercher à le reconnaître à l'œuvre dans mon monde.