Faut-il rendre Noël aux païens?
C'est que la fête de Noël, telle que célébrée actuellement, n'a plus grand-chose à voir avec la célébration de l'incarnation de Dieu en l'un des nôtres. N'est-il pas alors ridicule de vouloir lutter avec les forces en particulier économiques qui se sont emparées de cette fête et de tenter de lui redonner sa vraie signification ? Les Eglises devraient-elles donc renoncer à dépenser toute l'énergie qu'elles continuent bon an mal an de gaspiller pour célébrer Noël ? Devraient-elle accepter de célébrer cette fête en petits comités, la célébrer à un autre moment (le 6 janvier par exemple) ou leur faut-il lutter pour que la société redonne son vrai sens à Noël ? Quand certaines autorités politiques interdisent les crèches publiques ou l'apprentissage de chants de Noël à l'école, les Eglises doivent-elles réagir avec vigueur ou lâcher prise, car cette célébration n'est finalement pas si importante ? Le groupe Pertinence organise à ce propos lundi 4 décembre un Café théologique sur le thème Un Noël privatisé. Que faire des fêtes chrétiennes ? (Lausanne, Centre Culturel des Terreaux, Le Sycomore, 19-21 heures)
On s'insurge en milieux chrétiens de la récupération commerciale, mais aussi « païenne » de Noël. Mais on devrait reconnaître que la fête de Noël a historiquement été elle-même une récupération. Notre Noël commercialisé n'est rien d'autre que de la récupération récupérée par ce que le christianisme avait voulu récupérer ! Très tôt la stratégie des Eglises a été, en effet, de christianiser des fêtes « païennes » à succès. Ce fut le cas chez nous de toutes sortes de fêtes celtiques et germaniques. Mais de manière plus générale, les humains exprimèrent depuis le font des âges leurs craintes face à l'obscurité liée au solstice d'hiver, leur espérance que la lumière revienne, voire le besoin de célébrer les rites nécessaires à ce retour de la lumière et donc de la vie. Assez rapidement le christianisme plaqua la naissance de Jésus, lumière du monde, sur ces fêtes préexistantes, d'autant que personne n'a jamais su quel jour (ni quelle année!) Jésus était né. La chrétienté procéda à de la récupération.
Pâques de même se superpose à une fête assez universelle du renouveau liée à l'équinoxe de printemps. On a en son temps judaïcisé puis christianisé une fête préexistante et voilà que la fête chrétienne a été commercialisée au point de perdre tout le sens que le christianisme avait pu tenter de lui donner. Restent, au travers de toutes ces manières de célébrer le retour du printemps, les œufs et les lapins, symboles de la vie renaissant après la mort, symboles existant dès avant leur christianisation.
Une seule fête chrétienne importante n'a pas été récupérée par notre société de consommation et de profit. Et elle ne le sera probablement jamais, parce qu'elle est irrécupérable. Il s'agit de Vendredi Saint. D'abord cette fête n'est la récupération d'aucune fête préalable. Et si elle n'est pas récupérable, c'est que personne n'a naturellement l'idée de glorifier la mort ignominieuse, l'échec radical d'un humain mis à mort pour avoir voulu libérer ses sœurs et frères en humanité... Et on est en droit de se réjouir de ce que Vendredi Saint ne sera jamais récupérable, car cette fête est au cœur du christianisme. Pâques n'est, en effet, que la miraculeuse réinterprétation positive de cet échec atroce. La signification de la résurrection de Jésus peut sans problème être célébrée à Vendredi Saint. Quant à la fête de Noël, par rapport à Vendredi Saint, elle n'a pas la centralité qu'on lui accorde. Tout peut être déduit de la croix : l'incarnation du Verbe, l'illumination paradoxale de nos ténèbres, le fait qu'« un sauveur nous a été donné ». On peut ainsi abandonner Noël « aux dieux du commerce, de la ripaille et de la lubricité ». Paul, Marc ou Jean n'ont jamais donné d'importance aux circonstances de la naissance de Jésus. Ils s'en sont fort bien portés comme tous les chrétiens qui n'ont jamais, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, célébré la fête de Noël !
Ici on me répondra qu'il fallait bien que le mort pendu au bois de Vendredi Saint soit né un jour en un humain comme vous et moi. Certes, mais quelle signification particulièrement édifiante accorder à cette naissance ? Dire, comme je l'ai écrit plus haut, qu'il s'agit de célébrer l'incarnation de la parole de Dieu ? Bien entendu, mais on ne peut reconnaître en Jésus de Nazareth le verbe fait chair que quand on a compris que celui qui fut en échec absolu à Vendredi Saint a incarné une manière absolument nouvelle de comprendre sa vie qui ne pouvait être qu'un don de Dieu, une parole de Dieu. La célébration authentique de Noël dépend de la compréhension pascale de Vendredi Saint. En découle que l'on peut célébrer l'incarnation du verbe n'importe quand. On devrait même le faire beaucoup plus régulièrement qu'une seule fois l'an ! Une année que le 25 juin tombait un dimanche, j'ai célébré une fête de Noël dans presque toutes les règles de l'art, avec en particulier une prédication sur les 18 premiers versets de l'évangile de Jean. Quelques paroissiens, étonnés au premier abord, m'ont remercié de leur avoir fait comprendre, sans le falbala des fêtes de fin d'année, le sens profond de l'incarnation...
Une seconde objection consistera à dire que les festivités de fin d'année sont quand même parfois l'occasion de proclamer la bonne nouvelle. Il arrive, en effet, encore qu'un ecclésiastique ou qu'un membre de communauté chrétienne soit invité au Noël de la police, des pompiers ou des accordéonistes... pour apporter « le message de Noël ». Le christianisme n'a-t-il donc rien à dire aux païens qui célèbrent la fête de la lumière, victorieuse de la nuit ? Si, mais est-il possible de leur parler de la lumière du monde venue éclairer leurs nuits sans les conforter dans leur débauche de consommation ? L'évangile et la lumière du monde, si on veut vraiment les proclamer, nous parlent d'abord de nos nuits, de nos peurs et de nos angoisses. Il est aussi radicalement critique face au divertissement généralisé à l'égard des vraies questions qui se posent à nous. Une invitation des Eglises à l'occasion de Noël est alors une occasion de parler à ceux qui les invitent de ces craintes qu'ils tentent de refouler à grands renforts de fêtes dépourvues de spontanéité, de dépenses somptuaires d'argent et d'énergie (à l'heure où on est incité à l'économiser), etc., etc. Les chrétiens oseront-ils dire à leurs auditeurs qu'ils ont raison d'avoir peur, car notre monde est dominé par le péché, la fermeture de l'homme sur lui-même, l'égoïsme, la vanité ? que cela conduit notre monde à la catastrophe ? que la seule solution est un renversement radical de sa manière de comprendre sa vie ? qu'il s'agit de mettre Dieu au centre plutôt que dans les marges, voire nulle part ? Ces représentants du christianisme peuvent bien essayer, mais le scandale provoqué ne les fera probablement pas être invités l'an prochain. Vaut-il alors la peine de dépenser de l'énergie pour aller proclamer des choses devenues inaudibles pour nos contemporains ? Le message de Noël ne pouvant plus être entendu, les Eglises feraient mieux de provoquer une interrogation de la part de leurs contemporains en renonçant ouvertement à célébrer cette fête pour le moins le 25 décembre.