Quelles valeurs?

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Quelles valeurs?

Par Jean-Denis Kraege
25 septembre 2023

Préparation de baptême. Les parents : nous n'allons pas à l'Eglise, mais voulons élever notre enfant selon les valeurs chrétiennes. Le pasteur : pour vous quelles sont ces valeurs chrétiennes ? Les parents : Euh ! Le pasteur : l'humilité ? la pauvreté ? la persécution ? la non-violence ? l'amour des ennemis ?... Eux : Arrêtez ! Ce n'est pas du tout cela.

Ces valeurs qui sont pleinement chrétiennes ne sont pas celles que l'on formulerait immédiatement. Et on a tort, car elles sont, avec d'autres qui sont tout aussi choquantes, les contre-valeurs que défend le Nouveau Testament. C'est que le christianisme fait sauter tout système « naturel » de valeurs.

Il existe plusieurs systèmes « naturels » de valeur. Si je prends l'Ethique de Baruch Spinoza, on y détecte trois valeurs cardinales : la richesse, l'honneur et la volupté. Presque quatre siècle plus tard, ces trois valeurs rendent assez bien compte de ce qui vaut aujourd'hui encore aux yeux de beaucoup. Sans richesse, on ne peut rien. Sans honneur ou bonne réputation, on ne vaut rien. Sans volupté, notre vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Tout le monde fait d'énorme efforts pour être riche, reconnu comme plein de valeur et pour s'offrir quelques plaisirs. Sur quoi se fondent ces valeurs ? sur le fait qu'elles flattent mon Moi. JE suis quelqu'un si je suis riche, voluptueux et reconnu. Mais que faire si je suis pauvre, si je souffre et ne suis pas reconnu à ce qui me semble être ma juste valeur ? Un spinoziste répondra qu'il faut patienter et faire tous les efforts possibles pour recouvrer richesse, etc. Ce n'est cependant guère possible quand on est dans un camp de concentration. Or pour qu'une valeur vaille vraiment, il convient qu'elle puisse rester valable en toutes circonstances...

Par ailleurs, ces valeurs relatives à la défense de ma personne ne sont accessibles que si, dans une certaine mesure en tout cas, je les obtiens au détriment d'autrui. Plus j'obtiens de richesse, plus d'autres deviennent pauvres par rapport à moi, les richesses n'étant pas infinies. Les conflits de classes sont ainsi assurés. Quant au meilleur moyen pour être reconnu, il consiste à ne pas reconnaître la valeur d'autrui, voire à la dénigrer. Le plaisir également est trop souvent proportionnel au déplaisir d'autres humains. Si le fait de me servir lorsque j'ai le plaisir de déguster un met excellent accompagné de vins divins était un plaisir pour le serveur, on n'aurait pas le problèmes de recrutement que l'on connaît dans l'hôtellerie et ce n'est qu'un exemple...

Il importe dès lors de s'accrocher à d'autres valeurs. Celles-là doivent être plus absolues que celles si communes et répertoriées par Spinoza. On choisit alors des valeurs qui ne dépendent pas de nos désirs : le vrai, le beau, le juste, le bien. Mes qu'est-ce que LE Vrai, etc ? Pascal le faisait déjà remarquer : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » (Brunschvicg 294). Ces valeurs sont tout aussi relatives que celles de Spinoza. Elles sont peut-être inscrites dans quelque « ciel », mais leur interprétation dépend essentiellement de nous. Or qui peut accepter de conduire sa vie en fonction de valeurs relatives, de valeurs dont il n'est pas certain qu'elles peuvent valoir en toutes circonstances ?
D'autres encore tenteront de décrire les valeurs auxquelles s'attacher de manière purement formelle. C'est le cas d'Emmanuel Kant. Il ne fait pas un catalogue de valeurs. Il dit que la valeur au nom de laquelle on agit doit pouvoir devenir une valeur universelle. Ainsi la liberté est une vraie valeur qui vaut à ses yeux la peine d'être défendue, car on peut souhaiter la liberté pour chaque être humain. Si je choisis par contre de mentir, il faudrait que le mensonge devienne une maxime recommandée à tous. Or cela est évidemment impensable si l'on veut vivre paisiblement en société. Cette manière formelle de voir a toutefois des inconvénients. Par exemple si je suis masochiste, je pourrai décider de faire souffrir mon prochain en estimant qu'il doit aimer souffrir de la même manière que j'aime souffrir...

Si on lit le sermon sur la montagne, on s'aperçoit que Jésus propose des valeurs qui ne sont guère compatibles avec celles évoquées ci-dessus, si ce n'est avec l'éthique formelle de Kant. Heureux les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui tendent l'autre joue ou qui aiment leurs ennemis. On parle facilement à ce propos d'anti-valeurs. Mais attention ! Il ne suffit pas de prendre le contraire des valeurs en vogue pour tomber sur les vraies valeurs. Ce qui vaut pour un chrétien n'est pas la pauvreté, le déshonneur et la souffrance. On l'a trop souvent crû. C'est beaucoup plus subtil ou complexe que cela !

Pour reprendre les trois valeurs mises en évidence par Spinoza et si actuelles, le christianisme ne propose pas la pauvreté et l'absence de pouvoir qui lui est concomitante. Il défend l'esprit de pauvreté : le fait de ne pas être attaché à ses richesses, d'être capable de les mettre au service de Dieu et de les partager avec ses prochains, sans que cela doive nécessairement mener à se haïr soi-même et à manquer du nécessaire. Le christianisme ne demande pas de rechercher le déshonneur et le scandale. Il recommande d'être indifférent à la reconnaissance comme à la non-reconnaissance par autrui et la société. L'important est, en effet, que l'on est de toute éternité déjà reconnu par Dieu. Il n'invite pas non plus à chercher le déplaisir. Il invite à chercher, non son plaisir personnel, mais celui de Dieu. Et ce plaisir de Dieu est celui qu'il nous a manifesté en Jésus de Nazareth : pour ne prendre qu'un exemple : la faiblesse. Il ne s'agit toutefois pas de la faiblesse pour la faiblesse, mais de ce qui semble faible aux yeux du monde mais qui laisse Dieu exercer au travers de nous sa puissance : la puissance de son amour désintéressé.