Festival de spiritualités. Quelques réflexions personnelles
A l'approche du Festival de spiritualités, qui se tiendra au CIP (Centre Interrégional de Perfectionnement) à Tramelan, dans le Jura bernois, en Suisse, du 28 septembre au 1er octobre 2023, plusieurs questions, évoquées notamment lors des interviews par les médias, me semblent pouvoir bénéficier d'une clarification. En tant que membre du comité de pilotage de cette manifestation, je précise ci-dessous quelques points de vue sur les enjeux des thématiques abordées, à titre tout-à-fait personnel.
Seront réunis, en effet, des ateliers de spiritualités chrétienne, juive, musulmane, chamanique, druidique, de médiumnité, de tarot, de Qi Gong, etc., et il est parfois difficile de comprendre dans quelle perspective sont réunies ces diverses spiritualités. Pratiquement, des tables rondes permettront à plusieurs praticiens d'interagir, et des conférences permettront d'analyser les spiritualités en prenant de la hauteur.
Dialogue et confusion
On entend dire, et on lit dans la presse, que "l'Eglise réformée s'ouvre à d'autres spiritualités" et qu'il s'agit d'un "choc des spiritualités" (Journal du Jura, 31 août 2023) ; ou encore, que les "spiritualités entreront en contact" (Le Quotidien jurassien, 31 août 2023). Ces expressions sont pertinentes, mais nécessitent d'être clarifiées.
Tout d'abord, dialoguer ne signifie pas être d'accord sur tout, mais écouter et partager. C'est précisément lorsqu'il y a désaccord, ou diversité de pratiques, ou ignorance réciproque suscitant des préjugés, que le dialogue est souhaitable. Quand on est d'accord sur tout, il est inutile de dialoguer. Dialoguer n'implique donc pas une compromission avec les idées de l'autre. Se parler, ce n'est pas adhérer automatiquement à la pensée de l'autre.
Ce dialogue entre spiritualités ne vise pas l'uniformité, le but à atteindre n'est pas la confusion de tous les profils et la négation de toutes les identités. Au contraire, les spécificités doivent être respectées, et même valorisées. Le monde des religions et des spiritualités ne forme pas une vaste plaine, mais un paysage montagneux à préserver. Notre intention n'est pas qu'à la fin du festival, tout le monde soit d'accord. A mon sens, l'Eglise doit garder sa spécificité, qui consiste à annoncer l'Evangile du Christ dans le monde contemporain, sans se mettre des œillères sur les croyances des gens.
Ouverture et régulation
Pour valider l'attitude de ce Festival de spiritualités, on recourt fréquemment à la notion d'ouverture. Il s'agit de s'ouvrir à d'autres spiritualités. Cela fait bonne impression, mais ce terme n'est pas clair. Ouverture peut signifier au minimum la disposition à dialoguer, et au maximum l'adhésion aux enseignements (c'est-à-dire aux doctrines) d'un courant spirituel, ainsi que sa mise en pratique. Il y a donc divers degrés d'ouverture, et nul n'est appelé à adhérer et à pratiquer toutes les spiritualités à la fois, ce qui est même pratiquement impossible.
Par ailleurs, le Festival de spiritualités s'est fixé la bienveillance comme critère d'admission des spiritualités. Il y a là déjà un choix significatif, qui est sans doute un héritage du christianisme, dans sa structure évangélique de base ! Les spiritualités du festival doivent viser le bienêtre et le développement spirituel de l'individu, et non sa malédiction. La magie noire, qui jette des sorts maléfiques, ou le satanisme, sont clairement exclus.
Flou et critiques
Le domaine des religions et des spiritualités fait appel à des traditions humaines millénaires, à des cultures, à des pratiques et à des doctrines qui se déclinent avec une infinité de nuances subtiles. Il est donc impossible de clarifier à l'extrême toutes les admissions, tous les refus, toutes les approbations, toutes les définitions et toutes les critiques. Certains choix de notre Festival pourront toujours être discutés... et c'est normal qu'il en soit ainsi.
Les religions et les spiritualités génèrent un flou indépassable, qu'il faut s'efforcer de clarifier au maximum, mais qui ne nous épargnera pas toutes les critiques. Par exemple, déterminer exactement quelle fut l'attitude de Jésus vis-à-vis des autres religions et voies spirituelles de son temps relève de l'interprétation des Evangiles. Etant donné que les textes bibliques retransmettent peu de paroles qu'il aurait explicitement prononcées sur ces questions, il y aura inévitablement des désaccords sur ces lectures. D'un point de vue historique, étant donné le caractère à la fois théologique et humaniste de sa personnalité, il est fort peu probable que l’attitude du Christ fut celle d’un non dialogue systématique avec toute autre forme de spiritualité que la sienne.
Personnalité et doctrine
On compare souvent les religions et les spiritualités entre elles à partir de leurs doctrines et de leurs pratiques ; mais concrètement, on observe que la personnalité des maîtres-enseignants-pratiquants a tout autant d'importance que leur appartenance religieuse. Pour le dire de façon très simple, un bon médium peut faire du meilleur travail qu'un mauvais pasteur, les qualités personnelles et l'empathie humaine ayant autant de poids que les croyances appliquées. Cependant, il ne faudrait pas radicaliser cette affirmation, au point de nier la valeur spécifique des croyances et des pratiques, qui reste déterminante.
Cette observation renforce le flou évoqué au paragraphe précédent, car on pourra évaluer si une personne pratiquant la divination ou la médiumnité, par exemple, possède ou non des qualités propres aux attitudes évangéliques, comme l'accueil, le pardon, l'écoute et la compassion. Il devient ainsi difficile de catégorifier les acteurs du monde des religions et des spiritualités uniquement à partir de leur appartenance religieuse ou spirituelle. Il se pourrait même que l'Evangile invite à se positionner en faveur d'une appréciation évangélique du caractère des personnes, de façon relativement indépendante de leur confession religieuse. Dans cette perspective, l'Evangile lui-même est perçu, par fidélité à la personnalité de Jésus, comme davantage soucieux de l'amour pour Dieu et pour les personnes, que dans une stricte exactitude doctrinale, qui ne peut de toute manière jamais être atteinte.
L'ouvrage "La nature des doctrines" du théologien catholique George A. Lindbeck (1923-2018) est à ce titre très instructif et révélateur. Se servant d'un exemple concret, Lindbeck s'y interroge à propos de la vérité ou de la fausseté de l'affirmation "Christ est le Seigneur", prononcée par un chevalier croisé en pleine bataille, lors des Croisades en Terre Sainte au Moyen-Âge. Du point de vue d'une théologie traditionnelle, "cognitive-propositionnelle", l'affirmation est vraie en toutes circonstances, mais du point de vue du modèle "expérientiel-expressif", que défend l'auteur, l'affirmation est fausse, parce qu'associée au comportement guerrier du croisé, elle donne à l'auditeur une fausse image de la Seigneurerie du Christ. Lindbeck défend ainsi la thèse selon laquelle une affirmation de la dogmatique chrétienne peut être vraie ou fausse selon les circonstances de son énoncé :
Ainsi, pour un chrétien, les formules "Dieu est trois en un" ou "Christ est le Seigneur" ne sont-elles vraies qu'en tant qu'éléments de la totalité d'un schéma de paroles, de pensées, de sentiments et d'actions. Elles sont fausses si, quelle que soit la situation, on les utilise en contradiction avec ce que le schéma, dans sa totalité, affirme concernant l'être et la volonté de Dieu. Par exemple, le cri de guerre des croisés "Christus est Dominus" [Christ est le Seigneur] est faux si on l'utilise pour s'autoriser à fendre le crâne des infidèles (bien que dans d'autres contextes ces mêmes mots puisse former un énoncé qui soit vrai). Employée de la sorte, cette formule contredit l'interprétation chrétienne d'une seigneurerie qui, entre autres, incarne le service dans la souffrance.
George A. Lindbeck, La nature des doctrines. Religion et théologie à l'âge du postlibéralisme, Paris, Van Dieren Editeur, 2002 (original anglais 1984), p.81.
Stratégie et devoir
Notre Festival de spiritualités est-il l'expression d'une stratégie des Eglises réformées en perte de vitesse pour regagner du public ? Premièrement, nous n'avons reçu aucune consigne de l'Eglise allant dans ce sens. Deuxièmement, la motivation du comité de pilotage est plutôt l'intérêt pour les spiritualités qu'un quelconque bénéfice. Troisièmement, il est peu probable que le Festival augmente notablement la fréquentation des cultes. L'effet pourrait même être inversé. Par contre, le Festival rend plus positive la vision de l'Eglise dans la société, notamment auprès des pourvoyeurs d'autres spiritualités.
En tant que pasteur réformé, je considère comme étant de mon devoir, en tant que serviteur de l'Evangile, de prendre soin des personnes, notamment en recherche, malportantes ou souffrantes, et donc de mieux connaître et estimer les diverses techniques spirituelles auxquelles ces personnes ont recours, afin de mieux les comprendre et les accompagner.
Religions et spiritualités
Les définitions théoriques de ces mots valise, religion et spiritualité, sont complexes et génèrent plusieurs malentendus. Dans l'opinion publique, la distinction suivante entre religions et spiritualités est souvent avancée, à l'avantage des spiritualités : Les religions (notamment les monothéismes juifs, chrétiens et musulmans) seraient anciennes, traditionnelles, communautaires, autoritaires et doctrinaires ; tandis que les spiritualités seraient nouvelles, individuelles, libératrices, mentalement souples, non religieuses. Cette distinction trop radicale comporte un risque de "récupération" et d'usage polémique du vocabulaire : On qualifie volontiers ce que l'on aime de spiritualités, tandis que l'on utilise le mot religion pour discréditer les traditions dont on cherche à s'émanciper. Selon cette optique, qui comprend à mon sens un parti pris, les spiritualités et les religions sont des réalités humaines différentes, presque sans rapport entre elles, ce qui me semble incorrect pour les raisons suivantes :
Premièrement, les religions monothéistes développent des spiritualités que l'on pratique aussi individuellement, et qui ont une résonnance sur l'ensemble de la vie croyante, aussi dans le domaine laïc. L'Eglise chrétienne de l'Antiquité tardive est d'ailleurs le cadre dans lequel s'est formé et développé le mot spiritualité, à partir de la traduction latine (spiritus) du mot grec pneuma employé dans le Nouveau Testament pour désigner l'esprit humain. Exclure la foi chrétienne du domaine des spiritualités, comme cela se fait parfois aujourd'hui de manière indirecte, presque insoupçonnée, est donc lié à une profonde méconnaissance de l'étymologie et de l'histoire de ce mot.
Deuxièmement, en sens inverse, les spiritualités actuelles sont souvent tout aussi anciennes, traditionnelles, communautaires et doctrinales que les religions, parce qu'elles émanent la plupart du temps d'un cadre religieux. L'horoscope, le yoga, la médiumnité, etc., que l'on range parfois dans la catégorie des ésotérismes, s'inscrivent à mon sens dans un cadre religieux parce qu'ils font appel à une "transcendance", au sens le plus large du terme, c'est-à-dire à des croyances qui excèdent le monde visible, l'univers physique. Le druidisme, par exemple, que l'on classe volontiers dans les spiritualités nouvelles ou émergentes, est en réalité plus ancien que le christianisme en Europe. Il s'agit d'une religion à part entière, avec ses croyances, ses prêtres, ses communautés et ses actes rituels. Une telle confusion apparaît également dans la justification maintes fois entendue: "Monsieur le pasteur, j'ai ma croyance personnelle, je crois en la réincarnation". Or la réincarnation, on le sait, est une doctrine religieuse de l'Inde ancienne, plusieurs fois millénaire, plus ou moins consciemment intégrée et transformée dans le giron des spiritualités de l'Occident moderne.
Pour ces diverses raisons, la religion et la spiritualité sont à considérer comme des aspects ou des dimensions complémentaires d'une même réalité humaine, qui s'exprime au travers des croyances, des expériences et des pratiques reliant la réalité tangible et le monde métaphysique, et non comme des domaines séparés. Simplement dit, la spiritualité désigne le vécu intérieur, invisible de la religion extérieure, visible. Si l'on veut "photographier" une spiritualité, on aboutit irrémédiablement à photographier un de ses aspects religieux. Prenons l'image d'une statuette de Bouddha ou d'un crucifix : S'agit-il de manifestations de la spiritualité ou de la religion ? Les deux à la fois, car tous deux évoquent des expériences spirituelles qui s'expriment au travers de traditions religieuses différentes.
Pour un développement plus complet de ces réflexions touchant au sens des concepts de religion et de spiritualité, je renvoie à ma thèse de doctorat Théologie de la spiritualité, publiée chez Labor et Fides, et présentée sur mon site personnel en page Livres, ainsi qu'à mon document de synthèse en trois pages sur l'histoire de ces concepts.
Doctrines et vécus
Soulignons pour terminer que toutes les religions et toutes les spiritualités sont déterminées par des doctrines et des rites, ce que leur vulgarisation tend à faire oublier. Parler d'une spiritualité ou d'une religion sans doctrine n'a pas vraiment de sens, puisque doctrine signifie enseignement, règle, de telle sorte qu'une tradition totalement dépourvue de doctrines serait totalement vide de sens et sans contenu. L'athéisme, par exemple, qui affirme la croyance selon laquelle il n'y a pas de Dieu, est tout aussi doctrinal que le théisme, qui affirme qu'il existe un Dieu.
Dans chaque tradition religieuse, la doctrine est essentielle car elle influence les croyances, les pratiques et le vécu individuel, c'est-à-dire la spiritualité des personnes. La doctrine de l'horoscope, par exemple, affirme qu'il existe un lien entre notre caractère et la position des étoiles lors de notre naissance. On peut adhérer ou non à cette doctrine, qui est difficilement contestable ou démontrable, et qui peut être développée jusqu'à former des livres entiers, mêlant subtilement astrologie et astronomie. La doctrine du chamanisme, quant à elle, enseigne la manière d'entrer en relation avec les esprits animaux au travers de certains états modifiés de conscience, dont la transe. Une telle doctrine est complètement absente dans le christianisme, par exemple. Ainsi les religions et les spiritualités se distinguent par des doctrines fort diverses. Les pratiques, les rituels et les coutumes sont en général liés aux doctrines de chaque tradition.
Le programme complet du Festival peut être téléchargé ici.
Vous pouvez réagir à cet article sur mon site personnel gillesbouquin.ch.