La fin et les moyens

Le Christ devant Caïphe / Il est avantageux qu'un seul meure pour le peuple
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Le Christ devant Caïphe
Il est avantageux qu'un seul meure pour le peuple

La fin et les moyens

Par Jean-Denis Kraege
31 juillet 2023

Une firme qui s'occupe d'informatique et dont le siège est à Lausanne se présente de la manière suivante : « Notre responsabilité consiste à créer de la valeur ajoutée pour nos clients, quelle que soit la technologie à employer et le chemin à emprunter ». Pour elle, comme pour beaucoup d'autres, la fin justifie les moyens!

Quelques exemples de fins qui justifient les moyens

La fin : satisfaire nos clients justifie tous les moyens pour y arriver. Autrement dit : nous remplir les poches en satisfaisant à n'importe quel prix nos clients justifie la mise en œuvre de n'importe quel moyen. Une veille rengaine qui vaut quelles que soit les fins à défendre, quelle que soit la position, par exemple, politique à imposer. Staline se permettait n'importe quoi pour éliminer ceux qu'il estimait être les ennemis des travailleurs et Hitler faisait de même pour magnifier le peuple aryen et étendre son espace vital. L'utilitarisme ambiant – qui est la philosophie du capitalisme et a fortiori du néo-libéralisme – n'est pas en reste. Il affirme qu'il suffit que chacun cherche ce qui est utile à son bonheur et le niveau général de bien-être de la société en sera augmenté. Tout m'est alors permis pourvu que je cherche mon mieux être et indirectement celui de la société. Je puis frauder aux impôts, m'enrichir sur le dos d'employés que je paye mal, me mettre d'accord avec mes concurrents sur des prix plus élevés que la normale, etc., etc. et je reste dans la norme : je cherche indirectement le mieux être de tous. Il se trouve cependant qu'à appliquer ce principe de la plus grande utilité en ma faveur, les différences entre riches et pauvres augmentent scandaleusement alors qu'effectivement « en moyenne » le bien être général augmente.

L'exemple de Caïphe

Lorsqu'il fallut trouver une raison de condamner Jésus à mort, selon l'évangile de Jean, Caïphe affirma qu'il était avantageux qu'un seul meure pour le peuple (11,49 ; 18,14). Pour Caïphe, tous les moyens sont bons, y compris de mettre un innocent à mort. L'essentiel : que l'objectif principal – sauver le peuple – soit atteint. Peut-être y avait d'autres moyens pour empêcher les Romains de réprimer l'agitation qui, semble-t-il, avait alors lieu autour de Jésus à Jérusalem. Il y a là une première raison de se méfier du principe selon lequel la fin justifie les moyens.

Une seconde se trouve dans la dénonciation par Jésus du traficotage de la loi par ceux qui veulent se donner bonne conscience sans avoir besoin de la respecter vraiment. Il donne l'exemple de ces gens qui ne respectent pas le commandement d'honorer père et mère en affirmant que ce qu'ils auraient pu donner pour les assister est korban – un présent sacré qu'ils n'offrent pas à leurs parents, mais au temple (Marc 7.10s.). La fin : faire ce que la religion impose et donc se donner bonne conscience légitime tous les moyens et en particulier le renoncement au respect de la loi de Dieu.

La non-violence de Jésus

Plus positivement, Jésus qui promet la paix à ses auditeurs semble s'en être tenu à la non-violence. On ne peut pas user de moyens violents pour instaurer une vie dont la violence serait exclue. On a un relent de cette attitude non-violente de Jésus dans l'épisode de Pierre coupant l'oreille d'un esclave du grand prêtre venu arrêter Jésus dans le jardin au-delà du Cédron (Jean 18,10-11 ; autres versions encore plus explicites : Matthieu 26,51ss. et Luc 22,49-51 avec même la remise en place de l'oreille). Certes, Jésus peut être très violent en paroles (ex. Matthieu 23). Certes Jésus affirme qu'il est venu jeter un feu sur la terre (Luc 12,49a). Et d'ajouter qu'il n'est pas venu donner la paix sur la terre, mais la division (51-53) ou même l'épée (Matthieu 10,34ss.). Il se trouve simplement que la division et les antagonismes que Jésus apporte n'est pas une violence provoquée volontairement par Jésus. Il s'agit d'une violence provoquée par sa parole et son comportement reçus par certains et refusés par d'autres, lesquels clans vont s'affronter. Sa parole – il le sait – ne peut provoquer que des divisions. Il ne désire pourtant pas ces divisions. Il va de soi qu'il eût préféré que tous ses auditeurs acceptent sa parole. Il savait cependant que, les humains étant ce qu'ils sont, cela n'était pas possible. Toujours est-il que jamais on ne nous dit que Jésus a usé de violence pour imposer sa parole. Pour Jésus, les moyens doivent être compatibles avec la fin.

Objection

La rengaine est bien connue qui affirme que Jésus était un saint et que nous ne lui arrivons pas à la cheville. Il est mort pour avoir tenu à ses principes. Nous ne pouvons pourtant pas tous sacrifier notre vie pour faire coller les moyens que nous utilisons avec nos fins. Nous sommes condamné à faire des compromis. Prenez l'exemple de ce chef d'entreprise. Il aimerait beaucoup payer convenablement ses employés. Il y a cependant la concurrence qui ne cesse, elle, de limer les salaires. Il y a aussi les actionnaires qui réclament toujours plus de dividendes et d'assurance que l'entreprise progresse. Il ne peut sacrifier son entreprise pour être juste avec ses employés et ne peut se résoudre à sacrifier le bien-être de ses employés pour satisfaire ses actionnaires... Il lui faut accepter des compromis. Quand les résultats sont très bons, il peut faire un geste en faveur de ses employés. Quand ils sont mauvais, il se doit de licencier pour peut-être engager d'autres employés avec un salaire inférieur.

Vers une solution ?

Si notre chef d'entreprise ne veut pas sacrifier ses employés sur l'autel des fins, ne doit-il pas se demander si ce n'est pas le système dans lequel prend place son entreprise qui doit être changé ? Ne vaudrait-il pas la peine qu'il se demande aussi s'il ne serait pas intéressant de faire en sorte que les employés soient intéressés à la marche de l'entreprise et profitent directement des bonnes années tout en subissant les conséquences des mauvaises ? Et plutôt que de dépendre d'actionnaires, ne serait-il pas possible de penser l'entreprise en termes de coopérative ? Même si l'on est pris dans des tensions que l'on peut qualifier de tragiques, il est toujours important de chercher des solutions hors du cadre dans lequel on opère pour tenter de réaliser non pas tellement un idéal mais ce qui doit être fait : que les fins et les moyens ne se contredisent pas.