"Femme, ta parole est vraie"

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[pas de légende]

"Femme, ta parole est vraie"

Par Sandrine Landeau
1 juillet 2023

Une femme pleure dans un temple. Ses lèvres remuent à toute vitesse, elle fait de grands gestes, se lève, se rassoit, frappe des poings sur le sol. Un homme s’approche d’elle et tente de la mettre dehors : « Va cuver ton vin ailleurs ! »

Une femme pleure dans un cimetière. Hagarde, elle court en tout sens. S’arrête, repart, pleure de plus belle. Un homme s’approche et lui demande doucement « pourquoi pleures-tu ? ».

La femme qui pleure dans le temple c’est Anne, la future mère du prophète Samuel, qui exprime devant Dieu sa douleur de ne pas pouvoir donner naissance à un enfant (1 Samuel 1). L’homme qui pense qu’elle est ivre et n’a donc rien à faire là, c’est Eli, prêtre du temple de Silo. La femme qui pleure dans le cimetière c’est Marie de Magdala, qui vient de découvrir que le corps de son maître et ami a disparu (Jean 20). L’homme qui s’approche d’elle et la questionne sur ce qu’elle vit, c’est bien sûr le Christ ressuscité.

Ces deux scènes bibliques mettent en évidence le gouffre qui sépare la réponse humaine et la réponse divine face à une détresse si profonde que ses manifestations dérangent. Elles nous indiquent aussi comment entamer le chemin pour passer de la réponse humaine à la réponse divine.

 

Eli face à Anne réagit comme il nous arrive à chacun.e de réagir : non seulement il intervient dans une situation où il n’a pas été sollicité, mais il dévalorise d’emblée le comportement d’Anne. Pas une seconde il n’imagine qu’Anne est en prière, en débat avec Dieu, comme tant d’autres avant elle et après elle. Sûr de lui, il étiquette : elle est ivre. Et il se trompe. Les Anne d’aujourd’hui, ce sont toutes ces femmes qui errent avec leur douleur de médecin.e en médecin.e avec pour seul diagnostic « c’est dans votre tête / c’est psychologique, vous n’avez pas réglé votre histoire personnelle ». Les Anne d’aujourd’hui, ce sont toutes ces femmes qui n’osent même plus la dire leur douleur, parce qu’elles ont tellement entendu ce « vous êtes ivre / c’est dans votre tête », qu’elles ont fini par le croire, par renoncer, ou par le prendre comme une punition divine. Ce sont toutes ces femmes qui entendent des « t’as pas d’humour / tu interprètes mal / tu te vexes trop facilement / sois pas si prude / c’est pas si grave » quand elles se plaignent de blagues sexistes, de remarques dévalorisantes sur leur physique (ou au contraire trop positives sur leur physique, comme si elles se réduisaient à cela), ou de gestes déplacés. Ce sont toutes celles qui entendent des « t’as vu comment t’était habillée aussi ? / t’avais bu et tu l’as un peu chauffé, faut pas venir te plaindre / lui, faire ça ? jamais je le croirais ! / tu cherches quoi ? à te rendre intéressante, à gagner du fric » quand elles osent dénoncer une agression sexuelle.

Et nous pouvons tous.tes être à un moment où à un autre, des Eli qui se trompent (que cellui qui n’a jamais étiqueté quelqu’un.e sans lui parler jette à Eli la première pierre…). Sachons l’être jusqu’au bout. Car l’histoire ne s’arrête pas là : Eli interpelle Anne brusquement, sûr de son bon droit et de sa juste interprétation du comportement de cette femme. C’est sans doute regrettable. Au moins lui parle-t-il, ce qui ouvre un dialogue qui débouchera sur une compréhension mutuelle. Car, ayant tout déposé devant Dieu, Anne trouve la force de partager à Eli l’excès de sa douleur et de son chagrin. Et Eli entend réellement ce qu’Anne dit. Il reconnaît son erreur. Il lui adresse alors une parole de paix et joint sa prière à la sienne. Anne repart en paix, Eli repart transformé. Alors oui, soyons Eli jusqu’au bout : sachons écouter la souffrance de ces femmes qui ne sont pas entendues, sachons nous tenir à leurs côtés, les soutenir, les aider à retrouver la paix. Et peut-être parfois, de plus en plus souvent, pourrons-nous être un peu plus christique et demander simplement à une personne que nous ne comprenons pas « que t’arrive-t-il ? Pourquoi pleures-tu ? ».

 

A l’occasion de la grève des femmes, le 14 juin dernier, une banderole portant la phrase « femme, ta parole est vraie » a été accrochée sur un temple. Certains s’agacent : « et alors, moi qui suis un homme, ma parole n’est pas vraie ? ». D’autres personnes ont été surprises : « Ce n’est pas la Parole de Dieu qui est vraie ? ». Certaines aussi sont soulagées : « ça fait du bien de lire ça, surtout sur une église ! » Sans prétendre détenir le sens définitif de cette phrase, je peux au moins dire que pour moi elle résonne avec toutes les situations évoquées plus haut où la parole d’une personne est dévalorisée et jugée peu digne de confiance, du simple fait que cette personne est une femme. Elle est pour moi un écho au mouvement qui se met à l’écoute de la parole des femmes (et des hommes) victimes de violences sexuelles et sexistes pour leur dire « Victime, on te croit. Violeur on te voit. » Très peu de victimes portent plainte, et très peu d’agresseurs ont donc à assumer la responsabilité de leur acte. Les trois principales raisons qui empêchent que les victimes portent plainte sont la honte, l’impression que ce serait vain, et la peur de ne pas être crue1. Proclamer « Femme, ta parole est vraie », c’est une manière d’encourager les femmes à parler – pas seulement de violences subies ou de douleurs, mais aussi d’élans, de projets, de réalisations – sûre que leur parole a du poids, de la valeur. C’est une jalon en direction d’un horizon où il n’y aurait plus besoin de le rappeler tant ce sera une évidence partagée !

 

1https://www.amnesty.ch/fr/themes/droits-des-femmes/violence-sexuelle/docs/2019/violences-sexuelles-en-suisse-nouveaux-chiffres-representatifs