Jésus ou Spinoza ?
Admettons que, comme l'affirment certains, tout soit déterminé. Cela signifie que la liberté n'existe pas. Elle n'est qu'une illusion. D'où me vient l'idée - que je sais partager avec d'autres humains - que je suis libre de faire certains choix, que je suis même responsable des conséquences de ce que j'ai décidé dans le passé... Qu'est-ce qui me détermine à me croire libre ? On a beau me répéter que cette liberté est illusoire parce que je suis déterminé. Il faut que l'on m'explique ce qui me détermine a vivre avec cette illusion tenace et fort répandue. Je dois dire que je n'ai encore jamais reçu de réponse convaincante à cette question.
Admettons encore que tout soit déterminé. Cela signifie que la liberté n'existe pas. Elle n'est qu'une illusion. Puisque je crois que je possède au moins une parcelle de liberté et que d'autres pensent que c'est là une illusion, nous sommes simplement tous déterminés, les uns à croire que nous sommes libres, les autres à penser que la liberté est une illusion. Nous avons tous raison. N'est-il pas ennuyeux que nous soyons tous déterminés à des vérités si contradictoires ? Soit l'un de nous a raison et l'autre tort, soit il n'existe pas de vérité, tout est relatif. Le déterminisme absolu mène à des impasses qui le rendent pour le moins douteux.
Admettons toujours que tout soit déterminé. Cela signifie que la liberté n'existe pas. Elle n'est qu'une illusion. Quand quelqu'un me dit que tout en moi est déterminé, cette personne tente de me communiquer quelque chose. Ce faisant, elle me reconnaît libre d'acquiescer à ce qu'elle me dit ou de ne pas le faire. Nous avons ici ce que les spécialistes appellent un paradoxe performatif. Cela signifie que le fait de dire quelque chose contredit ce que je dis. Le fait de me dire que je suis complètement conditionné reconnaît ma liberté et affirme donc que je ne suis pas totalement déterminé. Si j'étais effectivement complètement déterminé, par exemple à répondre négativement à l'affirmation que je suis totalement déterminé, celui qui désire me le dire devrait renoncer à le faire. Ce bruit fait avec la bouche serait, en effet, inutile. Il serait aussi inutile si j'étais conditionné à confirmer son dire.
Le lecteur se demandera peut-être pourquoi je fais tant d'efforts pour montrer que l'idée que tout est déterminé est intenable. C'est qu'un philosophe très à la mode aujourd'hui a affirmé cela au XVIIe siècle et qu'il a eu une postérité assez importante. Il s'agit de Baruch Spinoza (1632-1677). Il est devenu l'une des icônes du développement personnel. Il a affirmé trois grandes choses. D'abord que Dieu est identique à la nature. Deuxièmement que tout est déterminé par Dieu, c'est-à-dire par la nature. Troisièmement que la seule chose à faire est de persévérer dans notre être en cherchant ce qui nous est utile.
Ces trois affirmations sont incompatibles avec ce qu'affirme le christianisme.
D'abord pour le christianisme et même pour les trois religions du livre, Dieu est nécessairement transcendant à ce monde. Il ne s'y identifie pas. S'il s'y identifiait, le cancer qui me tombe dessus, le tremblement de terre qui détruit tous mes biens, l'arbre qui s'est effondré au passage de mon enfant seraient des manifestations de Dieu. Il convient donc de stoïquement l'accepter. Le mal que je fais est lui aussi une manifestation de Dieu. Je n'ai pas lieu de résister à la pulsion qui me fait vouloir tuer mon prochain, le voler, coucher avec sa femme, le réduire à l'état d'esclave. Si Dieu est identique à l'univers, paradoxalement tout est permis ! Je suis complètement libre. Ce n'est pas là ce que dit Spinoza, mais son premier principe y conduit more geometrico.
Ensuite, le christianisme affirme que Dieu nous donné une part de liberté. Notre frère Jésus a été un homme libre. Il fut même l'homme libre par excellence. Au nom de son attachement indéfectible à Dieu, il fut libre à l'égard de la loi, à l'égard du culte, à l'égard des conventions de ses contemporains. Il fut aussi libre d'aimer ses contemporains et l'humanité entière jusqu'à y laisser sa peau. En Jésus, Dieu nous a promis que, malgré tout ce qui nous détermine, nous sommes fondamentalement libres. On peut ainsi confesser que Dieu nous a donné la liberté de choisir entre des idées contradictoires qui nous passent par la tête. Il nous a donc donné à tous la liberté de délibérer à propos de notre destinée. Il nous a indirectement promis que nous avons un droit fondamental dont découle tous les autres droits de l'homme : celui à l'égale liberté. Si nous sommes totalement déterminés comme le prétend Spinoza, nous n'avons aucun droit, seulement des devoirs : devoirs d'accepter notre sort.
En troisième lieu, le christianisme m'invite, non à persévérer dans mon être, non à choisir ce qui m'est utile (comme si je pouvais choisir, moi qui suis déterminé!), mais à changer radicalement de compréhension de ma vie (ce que l'on dénomme habituellement la conversion). Être chrétien revient à refuser de persévérer dans mon être. Cela ne pourrait que conduire à des catastrophes épouvantables. L'histoire de l'humanité m'en offre chaque jour la démonstration. C'est parce qu'ils persévèrent dans leur être que les humains désirent les biens des autres, qu'il volent, mentent, font pour cela la guerre, assassinent... C'est parce qu'ils persévèrent avec une belle constance dans leur être que les humains sont centrés toujours davantage sur eux-mêmes, ce qui conduit à d'irrémédiables jalousies. C'est parce qu'ils persévèrent dans leur être et recherchent ce qui leur est utile qu'ils sont égocentrés, envieux d'autrui, destructeurs de leur environnement...
Dieu disait qu'il plaçait devant nous la vie et la mort et nous incitait à choisir la vie. Il place devant nous Jésus ou Spinoza et nous incite à choisir Jésus.