Les Eglises se taisent-elles ou font-elles entendre leur voix?
Un manifeste écrit par Pierre Bühler, ancien professeur de théologie systématique à Neuchâtel et à Zürich, concernant l'engagement politique des Eglises fait parler de lui. Il est accessible sur internet en allemand et en français (https://www.thebe.ch/images/Statments/ManifestmitEinladungDeutschFranzo%CC%88sisch.pdf) et pose des questions tout à fait intéressantes. Du reste il ne prétend pas imposer un point de vue, mais ouvrir une discussion. Invitation à laquelle je réponds bien volontiers.
Commençons par une brève présentation de ce manifeste. Après les menaces dont ont été la cible certaines paroisses ou autorités ecclésiastiques suite à leurs prises de position sur l'initiative à propos des multinationales, on sent une très certaine retenue à s'engager en matière de politique de la part des Eglises. Le manifeste énumère un certain nombre d'occasions à propos desquelles leur silence est criant (non-respect des droits humains, vérité bafouée, principes démocratiques pas respectés au nom d'intérêts économiques et autres, etc...). Dès lors le manifeste propose aux Eglises de s'en tenir au critère suivant : « lorsque la coexistence socio-politique en tant que telle est menacée, les Églises ne doivent pas s’en tenir à leur travail de formation, mais prendre position en tant qu’institutions, désigner les problèmes par leur nom et exprimer leur conviction théologico-politique. » (point 7).
Le manifeste prend toutefois quelques précautions. Il affirme par exemple qu'il ne s'agit pas d'occuper religieusement le domaine politique (point 2). Ou bien que « Les chrétiennes et les chrétiens sont les premiers à porter, en toute liberté de conscience, la responsabilité d’assumer leurs tâches politiques en tant que citoyennes et citoyens à partir des motivations de leur foi. Les Églises ne peuvent pas les décharger de cette responsabilité citoyenne. » (point 3).
Reste que, comme l'a montré la théorie de la communication, on ne peut pas ne pas communiquer. Se taire est encore une manière de s'exprimer (point 1). Nous sommes embarqués, aurait dit Pascal.
Ce manifeste qui est là pour être discuté me paraît soulever au moins deux problèmes.
Le premier concerne la différence que l'on doit établir entre le niveau cantonal, voire fédéral et le niveau paroissial. En effet, si une Eglise cantonale ou l'Eglise réformée de Suisse prennent position, les personnes offusquées par les idées ainsi défendues vont en général réagir au niveau paroissial. Il appartiendra aux ministres, aux conseils paroissiaux, aux co-paroissiens d'essayer de faire comprendre – s'ils le peuvent et le désirent ! – la prise de position émanant d'un niveau supérieur. Sur certaines questions pointues comme le mariage pour tous, cela a malencontreusement provoqué des clivages dans les paroisses, des départs d'Eglise de la part de personnes engagées... Or, quand on voit les forces vives quitter le navire paroissial, il y a de quoi se demander si, au niveau supérieur on mesure toute la portée d'une prise de position par ailleurs défendue avec des arguments théologiques et éthiques qui paraissent béton.
La solution se situe peut-être au niveau de la communication. Très souvent, afin de se faire entendre dans la cacophonie journalistique, les Eglises se sentent dans l'obligation, quand elles prennent position, d'utiliser des slogans. « Oui à ceci » ; « Non à cela ». Leur argumentaire n'est pas la plupart du temps communiqué au grand public. Il ne passe même pas jusqu'au niveau des paroissiens militants. Il conviendrait de trouver des formulations n'incitant pas à voter ceci ou cela, mais à réfléchir. On n'empêchera jamais les journalistes de réduire de telles formulations alternatives à des slogans. Reste qu'il faut essayer, car je me suis aperçu que si l'on arrive à montrer l'incompatibilité entre telle prise de position politique et la parole de Dieu (loi et évangile), on oblige ceux qui ne sont pas d'accord, à eux aussi réfléchir à la compatibilité de leur position avec la parole de Dieu. Les discussions personnelles avec des personnes offusquées par telle prise de position en sont alors grandement facilitées.
Deuxième problème : si les Eglises prennent position sur tous les objets qui leur semble faire problème et sont soumis au peuple, discutés sous la coupole fédérale, plus ceux qu'elles détectent dans la société et dont on parle peut-être peu, elles vont devenir une machine à prendre position politiquement. Et comme l'immédiateté d'un mot d'ordre politique est beaucoup plus facile à entendre que la relativement longue réflexion permettant de se comprendre soi-même à la lumière de ce que Dieu nous a dit en Jésus-Christ, on va vite réduire le christianisme aux mots d'ordre qu'assènent les Eglises. Or leur tâche première reste de prêcher la parole de Dieu et d'administrer les sacrements. Il conviendra donc que les Eglises veillent à ne pas prendre parti sur absolument tout, mais qu'elles choisissent les objets qui sont franchement incompatibles voire scandaleusement incompatibles avec la parole de Dieu révélée en Jésus de Nazareth qu'elles ont pour tâche d'annoncer.
Après avoir traité ces deux problèmes que me semblent soulever le manifeste « Les Eglises se taisent-elles ou font-elles entendre leur voix ? », je m'aperçois que j'ai à chaque fois été amené à dire que l'intervention des Eglises se justifie quand telle action politique ou prise de position politique est clairement incompatible avec la parole de Dieu. Cette manière négative et même réactive de considérer le problème politique me paraît particulièrement bien correspondre à ce qu'est la tâche du chrétien dans le monde : résister au mal. Il ne nous appartient, en effet, pas d'instituer le royaume de Dieu sur terre. Dieu s'en charge. Nous en sommes incapables. A chaque fois que les humains ont tenté de le faire, ils ont été conduits à des catastrophes. Il nous appartient de résister au mal.
Notule 1 : il faut reconnaître qu'il vaut parfois mieux que les Eglises se taisent ! C'est le cas de la déclaration de l'Eglise Evangélique Réformée de Suisse à propos de la crise qui a aboutit au rachat de Crédit Suisse par l'UBS (cf. le blog de Pierre Farron sur ce même site du 26 avril 2023: https://www.reformes.ch/blog/pierre-farron/2023/04/too-scared-speak-une-faillite-spirituelle )
Notule 2 : un café théologique organisé par le groupe Pertinence s'intéressera à ce manifeste lundi 30 octobre de 19h à 21h au Sycomore, Centre culturel des Terreaux à Lausanne en présence de Pierre Bühler et de Philippe Leuba, ancien conseiller d'état et nouveau conseiller synodal vaudois.