"Les évangéliques à la conquête du monde"

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"Les évangéliques à la conquête du monde"

Par Jean-Denis Kraege
1 mai 2023

Trois émissions de la chaîne ARTE consacrée au thème « Les évangéliques à la conquête du monde » font beaucoup parler d'elles. La Fédération Protestante de France et quelques responsables « évangéliques » sont montés au créneau pour dénoncer un amalgame entre certains évangéliques radicaux en matière de politique et l'ensemble des évangéliques. En Suisse Romande, on s'en est plus particulièrement pris au sociologue Philippe Gonzales, enseignant à l'UNIL, qui a été conseiller scientifique de ces émissions.

Il est évident qu'en trois émissions d'une heure, il est très difficile de rendre compte de toutes les tendances d'un mouvement qui compte 660 millions d'adhérents de par le monde. Cela est d'autant plus difficile qu'à cause du COVID, il a fallu se limiter à trois émissions sur les sept prévues. Néanmoins, on ne peut accuser ces émissions de ne pas rendre compte de manière quand même assez nuancée d'une réalité indéniable.

Il est d'abord normal que, lorsqu'on aborde un thème particulier comme les « évangéliques » et le pouvoir, on s'intéresse, d'un point de vue journalistique, à ce qui est le plus explicite et le plus marquant. On ne va pas aller nécessairement interroger des partisans de l'« évangélisme » qui se refusent à toute prise de position publique en matière de politique pour leur demander pourquoi ils ne prennent pas position. Et même si on le faisait, on se verrait reprocher sa partialité. On n'aurait pas aussi rendu compte des x autres raisons pour lesquelles des « évangéliques » ne prennent pas position.

Cela dit, il faut reconnaître que ces trois émissions ont quand même rendu compte de positions divergentes au sein de l'« évangélisme ». Deux exemples : Billy Graham, d'abord, qui, suite à la déception due à la « trahison » de son grand ami Richard Nixon, n'a plus voulu jouer le jeu, comme il l'avait fait auparavant, de ceux qui ont cherché à transformer la société de très nombreux pays en s'engageant « évangéliquement » en politique. Ensuite la série de ARTE présente le fils de Francis Schaeffer qui avait pourtant aidé son père à réaliser des films contre l'avortement et qui s'oppose maintenant radicalement à l'opinion défendue par son père comme par nombre de membres de la mouvance « évangélique » sur ce sujet. On cite encore d'autres exemples de « repentis » de l'évangélisme politique de droite : Robert Schenck, actuel président de l'organisation Dietrich Bonhoeffer, Jerushah Duford, petite-fille de Billy Graham, ou encore le congolais Denis Mukwege, « l'homme qui répare les femmes », prix Nobel de la paix.

Les hauts cris que poussent certains « évangéliques » suite à ces émissions me font également me demander pourquoi, dans ce milieu, ceux qui s'opposent aux « évangéliques » qui se lancent à la conquête du monde ne le proclament pas haut et fort. Il en va ici comme de cette majorité d'adhérents à l'Islam qui ne disent presque jamais rien contre l'islamisme. Pourquoi nos responsables « évangéliques » en Suisse Romande ne lèvent-ils pas la voix, par exemple, contre l'Union Démocratique Fédérale dont les « valeurs et positions », « un document de base » pour la législature 2019-2023, reprennent la volonté d'infiltrer les « sept montagnes » dont parlait la dernière émission d'ARTE (religion, arts, médias, affaires, gouvernement, famille et éducation) ?

Cela signifierait-il que, pour ces « évangéliques » comme pour ces mahométans, l'appartenance à un courant religieux exige que l'on fasse taire toute critique à l'égard d'autres adhérents de la mouvance générale à laquelle on appartient ? Si tel est le cas, ces restrictions volontaires en matière de liberté d'expression font le jeu des extrémistes. Et quand on n'utilise pas sa liberté d'expression, ne fait-on pas aussi le jeu de ceux qui aimeraient l'abolir ? Mais il y a plus grave encore : la défense d'un mouvement religieux est alors plus importante que les opinions qu'on a pu se forger devant Dieu. En renonçant au débat, on fait taire ce qui est une manière de comprendre sa vie élaborée à la lumière de la parole de Dieu.

Cette primauté de l'appartenance à un mouvement religieux se manifeste également lorsqu'on constate comment, en matière de morale, les idées se répandent dans le milieu « évangélique ». A chaque fois que le peuple suisse était appelé à se prononcer sur un sujet sensible en la matière, mes paroissiens qui s'affichaient « évangéliques » étaient unanimes. Ce fut le cas par exemple quand nous eûmes à voter à propos de l'avortement, des minarets ou de questions liées aux LGBT. Il semble donc bien y avoir dans l'« évangélisme » une volonté coordonnée d'influer sur la vie en société. Même si ces mots d'ordre ne sont pas contenus dans les fundamentals du mouvement « évangélique » (inerrance de la Bible, nature divine de Jésus-Christ, naissance virginale, parfois mort sacrificielle de Jésus, en tout cas résurrection physique du Christ et son retour dans la chair) ni n'en découlent directement, ils marquent l'ensemble de la mouvance. Ils signalent ainsi une rupture avec l'époque pas si ancienne où les adhérents de cette mouvance respectaient sans piper mot les décisions des autorités civiles, selon leur interprétation de ce que Paul dit en Romains 13.

Quels enseignements tirer de tout cela ?

- Que quand on a une réelle conviction, il convient de la partager, même au mépris de nos appartenances sociologiques, etc.

- Que le christianisme ne peut vivre que si des débats sont engagés et donc si les chrétiens osent ouvertement exprimer leurs opinions et désaccords les uns avec les autres et avec le monde dans lequel ils ont été jetés.

- Qu'un large débat sur le thème « Eglise et société » ou « évangile et politiques » devrait à nouveau s'ouvrir aujourd'hui. Il en va en tout cas de l'avenir de nos démocraties et peut-être aussi de celui du christianisme.