Mortifère foi au progrès
Ce qu'il est convenu d'appeler la crise écologique est lié à notre foi au progrès. La foi au progrès est un refus de reconnaître nos limites et en particulier notre mortalité. La foi au progrès est paradoxalement incompatible avec la certitude de la résurrection.
Depuis plus de 50 ans, on sait qu'il faudrait absolument décroître ou – comme il est politiquement correct de le dire – choisir la sobriété. Or il est très difficile de prendre personnellement la décision de renoncer à l'idée de progrès et de se mettre à décroître. Ce n'est du reste pas pour rien que le politiquement correct nous oblige à parler de sobriété et que l'on n'ose plus utiliser le vocable « décroissance ». Il ne faut sous aucun prétexte toucher à la sacro-sainte croissance. Peu nombreux sont ceux qui croient encore qu'il est possible de renoncer au progrès. Et pourtant nous savons que nous devons prendre des mesures draconiennes si nous voulons non pas éviter, mais limiter la catastrophe. Qu'est-ce qui donc nous empêche de prendre des décisions radicales en matière d'écologie ?
Un professeur de la faculté des sciences de la terre de l'université de Lausanne, Christian Arnsperger, vient de publier, avec L'existence écologique (Paris, Le Seuil, 2023), une tentative de réponse à cette redoutable question. Et – il faut le dire – sa réponse est assez convaincante. Pour lui, la foi en la croissance ou au progrès est un problème existentiel. Si l'on ne peut s'enlever l'idée que « qui n'avance pas recule », c'est parce qu'on ne s'accepte pas mortel et donc limité. Nous savons tous qu'un jour nous ne serons plus. Peu nombreux sont cependant ceux qui en tirent les conséquences pour leur compréhension de leur vie.
Parce que nous nous voulons immortels en dépit de la réalité de notre mortalité, nous imaginons aussi que le monde dans lequel nous avons été jetés est infini, immortel. Selon Arnsperger, l'accumulation de capital comme le consumérisme sont deux tentatives, profondément inscrites dans la culture occidentale, de nier notre mort. Tous deux sont à l'origine de l'idéologie progressiste dont on peut dater l'origine au XVIIIe siècle, lorsque la révolution industrielle permit peu à peu de ne plus être en souci du manque de nourriture provoqué en particulier par les famines endémiques. Ce souvenir subconscient du risque de manquer du nécessaire et la possibilité d'accumuler et de consommer plus que nécessaire sont à l'origine du progressisme qui n'existait pas ou très peu auparavant.
De ce déni de mortalité, découle que, si nous nous acceptions finis, nous pourrions aussi accepter que le monde dans lequel nous vivons soit limité. Les matières premières ne sont pas en quantité illimitée. Nous faisons comme si tel n'était pas le cas. Par exemple, depuis quelques années, on nous répète que le pic de la production pétrolière est dépassé. Or on se dit qu'on découvrira toujours de nouvelles nappes, que l'on inventera des techniques d'extraction que l'on ne maîtrise pas encore... Tout cela parce qu'on trouve simplement plus pratique de rouler voiture à essence que de prendre des transports en commun électrifiés. Si nous nous acceptions limités individuellement et collectivement, nous pourrions accepter de nous mettre à vivre autrement.
Avec tout progrès va de pair une régression. Or nous ne voulons pas accepter de régresser volontairement. Pourtant, parce que nous sommes limités, nous régressons de fait régulièrement à l'insu de notre plein gré ! L'invention du moteur à explosion et donc de la voiture représenta un incontestable progrès. Pourtant avec la voiture allèrent de pair des pollutions, l'exploitation outrancière de certaines ressources naturelles, le bétonnage de nos paysages, des accidents bien plus graves que lorsqu'on utilisait des chevaux... La voiture est également devenue victime de son succès : elle suscite des embouteillages gigantesques qui représentent des pertes économique et temporelle énormes. Il a du reste été démontré qu'on circule plus rapidement à vélo qu'en voiture, si l'on transforme les frais occasionnés par l'automobile en kilomètres non-parcourus (Ivan Illich). Il vous sera bien sûr difficile de prendre votre vélo pour parcourir les 1500 km qui vous permettront d'atteindre votre lieu de vacances. Cela n'est pourtant pas impossible et il y a surtout d'autres alternatives que le vélo ou la voiture pour y aller ou que de passer ses vacances à 1500 km de chez soi... Ce lien entre ce qui nous semble être des progressions et de nécessaires régressions fait que nous sommes mis en demeure de peser le pour et le contre de tout progrès. Dès lors quand on peut se déplacer autrement qu'au moyen de véhicules polluants, il va de soi qu'il faut choisir ces autres moyens et tout mettre en œuvre pour les développer. Il n'est cependant que de regarder autour de soi pour découvrir que ce sont là de beaux raisonnements qui n'ont que très peu de conséquences dans notre réalité. Qu'est-ce qui nous permettra donc de renoncer à la folle progression qui nous est proposée et à laquelle il nous paraît impossible d'échapper ?
A mes yeux, la réponse est paradoxalement le christianisme. Il se trouve, en effet, qu'un chrétien vit de la promesse que son avenir n'est pas fermé – en particulier par sa mort –, mais est toujours ouvert, car il ne lui appartient pas, mais appartient à Dieu. Son présent comme son avenir sont dans les mains de Dieu. Le chrétien n'est donc pas terrorisé par l'idée de mourir. Il s'accepte fini et doit en conséquence accepter que son monde le soit aussi. Il devrait donc mieux que quiconque pouvoir accepter que tout progrès soit accompagné d'une régression. Il devrait pouvoir accepter que, face à l'emballement de la destruction de notre environnement provoqué par le progressisme, il faille prendre des mesures radicales. Il devrait pouvoir mieux que quiconque accepter la sobriété et même la décroissance.