Jésus fut-il offert en sacrifice?
La relecture classique de la mort de Jésus comme un sacrifice offert à notre place est très peu présente dans les écrits du Nouveau Testament et entre en contradiction avec la prédication antisacrificielle de Jésus.
La théorie classique qui imprègne cantiques, prédications, théologies, ouvrages édifiants... à propos de la mort de Jésus pour nous est la suivante : les humains ne font pas la volonté de Dieu ; Dieu en est terriblement chagriné, irrité, offensé ; il devrait anéantir l'humanité pécheresse, sinon maintenant, du moins au jugement dernier ; comme on croyait pouvoir le faire dans l'Ancienne Alliance et dans de nombreuses religions, il faudrait pouvoir offrir un sacrifice gigantesque à Dieu pour qu'il ne condamne pas l'humanité à la destruction ; mais l'injure faite à Dieu est si énorme qu'aucun sacrifice ne peut l'effacer ; or Dieu ne veut pas l'anéantissement de l'humanité ; pour manifester son amour à l'égard des humains et pour apaiser, voire anéantir, sa propre colère, il faut qu'il offre lui-même un sacrifice réellement significatif ; il décide donc d'offrir son fils, par définition innocent, en sacrifice pour nos péchés.
Quand on décortique ainsi les étapes du raisonnement classique, on voit apparaître quelques difficultés. Premièrement, on suppose que Dieu raisonne comme nous autres humains en termes de rétribution. Il a été offensé ; il est en droit de punir ou de se venger. Or que sait-on de la manière de raisonner de Dieu ? Dans l'Ancien Testament, il lui arrive plus qu'à son tour de pardonner plutôt que d'appliquer la loi du talion. Puis soudain, le raisonnement classique découvre que cela répugne à Dieu de punir l'humanité d'autant qu'il faudrait une punition extrême, puisque la faute des humains est elle-même extrême. Dès lors, Dieu « fonctionne » avec une autre logique que celle du donnant-donnant : avec celle de la grâce. Mais, s'il y a un retournement en Dieu de la rétribution à la grâce, pourquoi continuer à parler de la mort de Jésus en termes de rétribution ? Le raisonnement est illogique. Et pourquoi, si Dieu a changé de logique, faut-il que sa colère soit encore apaisée par un sacrifice ? Non seulement sa colère est déjà anéantie s'il fait grâce, mais, si vraiment sa colère est inextinguible, pourquoi Dieu, dans son infinie liberté, ne peut-il pas choisir pour l'éteindre un autre moyen que de s'offrir à lui-même un sacrifice ? En d'autres termes, Dieu n'avait-il pas le pouvoir de dire son pardon aux humains autrement que par un sacrifice ? Ici Dieu n'est pas seulement illogique. Il est ridicule. Tout ce montage, que l'on doit principalement à Anselme de Canterbury (1033-1109), tente de dire le don gratuit de Dieu au moyen d'un raisonnement qui reste attaché à une logique incompatible avec celle de la grâce : celle du sacrifice.
Il est une seconde raison de remettre en question cette interprétation sacrificielle de la mort de Jésus pour nous. Il se trouve, en effet, que Jésus lui-même – à ce que nous pouvons encore savoir de son enseignement et de son comportement – a développé toute une polémique à l'égard du sacrifice. On peut d'abord constater que jamais les évangiles ne rapportent que Jésus serait monté au temple de Jérusalem pour y offrir les sacrifices d'usage en son temps. Ce silence est significatif de la défiance assez générale des christianismes primitifs à l'égard du sacrifice. Si Jésus avait sacrifié au temple, il y aurait bien eu des voix parmi les chrétiens du premier siècle pour reprendre ceux qui auraient projeté sur Jésus leur radicale opposition au culte sacrificiel. Mais il n'y a pas que le silence des premières communautés chrétiennes à propos de sacrifices que Jésus aurait pu offrir. Il y a, dans son enseignement des pointes anti-sacrificielles.
D'abord, Jésus reprend la critique que les prophètes déjà adressaient aux sacrifices (ex. Esaïe 1.10ss.). A deux reprises, selon Matthieu, Jésus cite Osée 6.6 proclamant la parole de Dieu : « Je veux la compassion (ou la fidélité) et non le sacrifice » (Mt 9.13 et 12.7). Chez Marc (12.33), Jésus approuve un scribe qui définit l'essentiel de la loi par le double (ou triple) commandement d'amour (de Dieu et du prochain comme de soi-même) et ajoute que cela « est plus que tous les holocaustes et les sacrifices ». Dans les quatre évangiles, Jésus chasse les marchands du temple, lieu de tous les sacrifices ; on a fait une caverne de bandits de cette maison de prière (Mc 11, 17). Quant à l'évangile de Jean, il est encore plus radical. Toujours à l'occasion de son expulsion des marchands du temple, Jésus y affirme que l'on peut bien détruire le temple de Jérusalem, lieu des sacrifices devenu strictement inutile ; en trois jours, il le reconstruira, faisant allusion à sa résurrection (Jean 2.19ss.). Jésus est dorénavant le lieu de la présence de Dieu et l'on est invité à adorer Dieu en esprit et en vérité et non à Jérusalem ou à Samarie, là où on lui offrait des sacrifices parce qu'on l'y pensait plus présent qu'ailleurs (Jean 4.21ss.).
Comment quelqu'un qui a lutté contre la pratique du sacrifice a-t-il pu comprendre sa mort comme un sacrifice – serait-ce le dernier – offert à notre place ? Comment aurait-il pu enseigner cette signification de sa mort à ses disciples en ces termes sans que ceux-ci lui en fassent l'objection ?
Les quelques allusions du Nouveau Testament à la mort sacrificielle de Jésus sont dès lors très probablement le fait de chrétiens des premières générations qui étaient attachés à la logique sacrificielle. Ils ne savaient réfléchir qu'en termes de sacrifices. Mais ce n'est alors qu'un langage – défectueux – parmi de nombreux autres possibles dans lequel on a tenté de dire le sens de la mort de Jésus pour nous. Comment dès lors l'interpréter pour nous aujourd'hui ?
Exprimé rapidement : Jésus est mort pour avoir voulu nous permettre de vivre dans la liberté, dans la vérité et avec un sens à notre vie. Il est, plus précisément encore, mort PARCE QU'il était venu nous apporter liberté, vérité et sens. Or les humains n'en ont pas voulu, certains qu'ils avaient à leur disposition les moyens de vivre dans la liberté, dans la vérité et de se donner une raison d'être. Les évangiles ne cessent de nous dire qu'à chaque fois qu'ils sont scandalisés par le message ou le comportement de Jésus, ses contemporains projettent de le mettre à mort. C'est tout particulièrement la cas après que Jésus remet radicalement en question leur compréhension de la loi et du culte, ces deux piliers de la religion de son temps. Jésus est donc mort pour avoir voulu nous libérer du mensonge, de toutes les aliénations et du non-sens de nos vies.