Avec l’agilité des pelleteuses et la force des broyeurs
Depuis quelques semaines, je passe fréquemment devant un important chantier en ville de Bienne. Je m’attarde parfois sur le trottoir, comme hypnotisé par la valse des pelleteuses et la vigueur des pinces de démolition qui arrachent des façades entières, puis se battent avec des poutres métalliques, tandis que des broyeurs à béton et des marteaux piqueurs réduisent des pans d’immeuble en petits gravas transportables et recyclables.
Mettant provisoirement en sourdine mes objections écologiques et de préservation du patrimoine, je prends conscience que ce spectacle m’offre une véritable leçon de vie. Ce n’est en effet que depuis le début des travaux que je porte véritablement attention à ces bâtiments. Quelles activités pouvaient bien se dérouler derrières ces murs, quels destins se tramer derrière ces fenêtres ? On ne se rend souvent compte de la valeur des choses que lorsqu’on est sur le point de les perdre.
De plus, ce que l’on croyait bâti pour tenir indéfiniment, immuable, inattaquable, s’avère ici périssable, éphémère. Rien n’est conçu pour durer éternellement. Ce qui est fait de poussière retourne à la poussière, disait déjà l’Ecclésiaste. Et surtout, ce chantier me rappelle qu’avant de construire du neuf, il faut savoir libérer de l’espace, faire de la place, éliminer des obstacles et se débarrasser de ce qui est devenu obsolète ou inutile. C’est un effort considérable, nul doute, mais ô combien nécessaire. Ce chantier en est la preuve.
Pourquoi m’est-il donc si difficile d’en faire autant dans ma vie de tous les jours : abandonner des engagements, dégager du temp libre ? Pourquoi cette tendance à toujours augmenter, accumuler et ajouter de nouvelles activités ? Est-ce peut-être parce qu’éliminer veut dire choisir, et que choisir implique toujours le risque de se tromper ? Il apparait donc plus facile de ne pas démolir, ne pas faire de place et ne pas éliminer. Il en résulte une accumulation désastreuse d’activités, d’intérêts, de préoccupations, de rendez-vous, qui ne laissent que peu d’espace à l’épanouissement renouvelé de l‘existence. Il est alors peut-être grand temps, dans ma vie aussi, de faire appel à cette agilité des pelleteuses et à cette force des broyeurs pour dégager de l’espace et permettre à quelque chose d’inattendu de surgir.