Les paradoxes de l’éthique écologique

Photos: Jean-Sébastien Monzani / Concept: Unicom / UNIL / La Grange de Dorigny 2013 / Photos: Jean-Sébastien Monzani / Concept: Unicom / UNIL / La Grange de Dorigny 2013
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Photos: Jean-Sébastien Monzani / Concept: Unicom / UNIL / La Grange de Dorigny 2013
Photos: Jean-Sébastien Monzani / Concept: Unicom / UNIL / La Grange de Dorigny 2013

Les paradoxes de l’éthique écologique

Par Gilles Bourquin
26 novembre 2022

« Des soins intensifs et attentionnés ont sauvé la vie de Jason ! Aujourd’hui, ce brave chien se porte bien », dit la lettre que j’ai reçue en octobre 2022 de l’association QUATRE PATTES, qui « s’engage en faveur des animaux en détresse dans le monde entier depuis 1988 », visant à « améliorer considérablement la vie des animaux qui souffrent sous l’influence directe de l’homme ! », « en faveur d’un monde dans lequel les gens traitent les animaux avec respect, compassion et compréhension ». Une action caritative légitime à mon sens.

L’homme animal et l’animal humain

Qu’en est-il, toutefois, du statut que nous accordons aux animaux ? Dans la culture écologique actuelle, l’animal acquiert une respectabilité et une dignité accrues, parfois même supérieures à celles de l’homme, coupable de maltraiter les animaux. L’animal, lui, ne peut jamais être accusé, il peut cependant être une victime innocente de l’ingratitude humaine, ce qui le rend presque plus humain que l’homme. Il est désormais immoral de considérer que la vie d’un chien ou celle d’un chat puisse avoir moins de valeur que celle d’un être humain. Une telle ségrégation spéciste doit appartenir au passé, car elle légitime la maltraitance animale !

Selon la pensée écologique, la nature est perçue comme le sanctuaire de la vie, et l’homme en est au mieux un composant ordinaire, au pire un usurpateur qui revendique un statut d’exception. Se prétendant supérieur à l’animal, l’homme doit être remis à l’ordre et replacé dans sa condition biologique qu’il partage avec les autres êtres vivants, végétaux et animaux, tous autant dignes que lui. D’un point de vue écologique, les animaux ne nuisent en aucune manière aux écosystèmes dont ils font partie. Ils ne peuvent pas polluer la nature puisqu’ils sont la nature ! L’homme, quant à lui, est accusé d’être un membre irrévérencieux des écosystèmes, au point de se démarquer en tant qu’espèce nuisible par excellence, en cela unique en son genre. La spécificité de l’homme, c’est sa déchéance naturelle.

Après tout, le second récit biblique de la Création, dans le livre de la Genèse, aux chapitres 2 et 3, ne dit pas autre chose. En goûtant au fruit défendu, l’être humain a entrainé dans sa chute la nature intouchable, en corrompant l’Univers entier par sa faute à jamais irréparable.

Une égalité qui ne fonctionne pas

Sur le plan psychologique, l’amitié entre l’homme et les animaux de compagnie n’est pas compromise, mais il s’agit toujours d’une relation dissymétrique, entre un être qui ne peut éviter de se constituer en partie responsable (l’homme), et un autre que l’homme ne peut raisonnablement pas constituer en partie responsable (l’animal). Dans les faits, l’égalité ne fonctionne pas. Si un chien mord un passant, il n’est pas responsable. C’est son propriétaire humain qui sera accusé de ne pas avoir retenu son animal domestique. Or, si nous considérons les animaux comme des humains, la possession d’un chien ou d’un chat est une forme d’esclavage, car nul n’a le droit de posséder autrui, même en lui octroyant de bons traitements. De fait et de droit, aucun propriétaire ne traite son animal d’égal à égal.

Dans le domaine de la faune sauvage, si un loup blesse ou tue des moutons, qui est responsable ? Le loup, en aucun cas ! Dans les articles de presse, les loups ne sont jamais désignés responsables de leurs agissements, mais toujours les humains. Les accusés peuvent être les écologistes, qui prônent le retour du loup, ou les paysans, qui ne prennent pas les mesures protectrices nécessaires pour leur bétail. Il ne vient à l’idée de personne de conscientiser les loups, ou moins encore de les poursuivre en justice, en les menaçant de peines privatives de liberté en cas de récidive.

Des concernés qui ne militent pas

La lettre de QUATTRE PATTES indique que leur « précieux soutien permet : d’aider les chiens et les chats errants délaissés en Europe de l’Est ; […] ; de sauver les animaux en détresse des zones de guerre ou de conflit ». Il est légitime, nous l’avons dit, qu’une association humaine prenne soin spécifiquement des animaux non humains.

Or, c’est une volonté d’hommes que les chats errants ne soient plus errants, mais abrités dans des habitations humaines, j’imagine, ou rendus en pleine nature, peut-être. Il est difficile de deviner si les chats errants savent qu’ils errent, et s’ils sont à même de souhaiter ne plus errer. Il est permis d’en douter, car les chats ne participent pas aux entreprises des hommes visant à ce qu’ils ne soient plus errants. Ils ne forment pas d’associations militantes pour défendre leurs droits et n’entreprennent pas d’actions en justice. Il est même douteux qu’ils puissent concevoir l’idée de la justice.

Existe-t-il d’autres animaux que les hommes qui organisent des entreprises pour aider des individus d’autres espèces qu’eux-mêmes ? Il semble difficile d’en trouver. Les chats, par exemple, ne constituent pas d’associations venant en aide à leurs semblables. A plus forte raison, ils ne constituent pas d’associations venant en aide à d’autres espèces que la leur. Les chats ne se préoccupent pas des souffrances que les loups infligent aux moutons en raison de leur réintroduction dans la faune sauvage par les humains. De tels soucis paraissent complètement extérieurs à leur univers mental, et il est éthologiquement délicat d’évaluer dans quelle mesure les chats font preuve de sentiments d’empathie et de culpabilité envers des individus de leur espèce ou d’autres espèces.

En tous les cas, nous ne leur reprochons jamais ce manque de bienfaisance, ce qui laisse entendre que nous supposons intuitivement que le chats, par nature, ne s’en préoccupent pas. L’altruisme humain envers d’autres espèces, teinté de sentiments de culpabilité, semble donc être une exception. Ce n’est pas rendre honneur aux animaux que d’attendre d’eux qu’ils se comportent comme des êtres humains, et ce n’est pas rendre honneur aux humains que d’attendre qu’ils se comportent comme d’autres animaux.

L’animal thérapeutique

Le 21 octobre dernier, dans l’article intitulé « Les animaux de compagnie domestiquent la crise », le quotidien Le Temps annonçait que « l’industrie des animaux de compagnie est en pleine croissance » et qu’elle « pèse près de 190 milliards de dollars dans le monde ». L’article précisait que « le covid a été un catalyseur d’adoption pour des personnes qui se sentaient isolées, accréditant le rôle d’antidépresseur des animaux de compagnie ». Les milléniaux, selon ce texte, sont « encore plus friands que leurs aînés d’animaux de compagnie », ce qui renforce « la montée en gamme et la diversification » des achats en ligne de produits pour animaux. Plus précisément, « l’approche des milléniaux renforce la croissance des dépenses réalisées dans le bien-être quotidien des animaux de compagnie ». Et plus surprenant encore, « les plus récentes avancées concernent la nourriture biologique fondée sur des protéines alimentaires à base de plantes ou les traitements contre la maladie d’Alzheimer des chats et des chiens. Les révolutions alimentaire et scientifique lancées sur le marché des consommateurs sont transposées dans celui des animaux domestiques ». Ici, la thèse de l’animal humain bat son plein et il faut rendre les animaux carnivores végétariens.

Si les humains militent parfois en faveur des animaux, ils reconnaissent aussi à certains animaux des vertus thérapeutiques. La compagnie d’un animal, pour certaines personnes seules, malades ou âgées, peut être bienfaisante. Les animaux ne sont pas des choses, mais des êtres vivants dotés chacun d’une « densité » de vie qu’on ne peut pas mesurer exactement, et qui varie d’un individu à l’autre au sein de la même espèce. Cependant, ce sont les humains qui attribuent des fonctions thérapeutiques aux animaux. Discerner s’ils possèdent par eux-mêmes des intentions thérapeutiques est une démarche en partie subjective, car aucun humain ne se trouve dans l’esprit d’un animal, et nous ne pouvons déduire leur vie intérieure qu’au travers de leur attitude apparente.

Si l’animal est perçu comme thérapeutique, c’est notamment parce qu’il n’est pas affecté par la brisure humaine entre l’être et le devoir être, qui fragilise en profondeur la psyché humaine atteinte, en langage théologique, par le péché. L’animal apparaît désormais dépositaire d’une sagesse naturelle inatteignable par l’esprit humain, qui est séparé de sa nature par sa liberté. Plus en paix avec lui-même, l’animal peut désormais se présenter comme un thérapeute pour l’homme souffrant de ses propres déchirures morales. Etrangement, l’animal peut commettre le mal sans être mauvais. Le chat qui tue des souris pour jouer est innocent. La mante religieuse, qui dévore le mâle après la copulation, est une merveille de la nature. Selon toute vraisemblance les animaux, prédateurs et proies, n’ont pas d’avis sur ces questions, leur esprit critique à propos de leur vie naturelle étant pour ainsi dire inexistant, alors qu’ils sont les premiers concernés par leur violence.

La position inconfortable du modérateur

Que nous le souhaitions ou non, nous les êtres humains nous retrouvons dans la position inconfortable du modérateur, chargé de réguler la coexistence des différentes espèces dans les écosystèmes naturels ainsi que dans les domaines de l’élevage et de l’agriculture. Par exemple, si nous protégeons excessivement certaines espèces d’oiseaux prédateurs des rivières, nous appauvrissons la faune aquatique, au point de risquer la disparition de certaines espèces de poissons qui ravissent les pécheurs. Inversement, les sociétés piscicoles luttent donc contre la prolifération des oiseaux pêcheurs. Nous ne pouvons faire à moins que d’équilibrer le système qui est à notre portée, ce qui nous conduit inévitablement à dominer le plus sagement et le plus respectueusement possible les espaces humains et naturels. D’ailleurs, les associations qui visent « le bien-être animal », comme QUATRE PATTES, font partie de cette régulation humainement responsable du vivant.

Le mot « écologie » (oikos-logos) signifie d’ailleurs en grec « discours au sujet de la maison ». Il s’agit de la discipline humaine appelée à organiser le bon fonctionnement de la « maison », c’est-à-dire, au sens le plus étendu de ce terme, à gérer l’ensemble du milieu vital de l’homme, désormais ouvert à l’ensemble de la planète Terre et même au-delà (lune, mars, etc.). En ce sens, l’affirmation biblique, dans le deuxième récit de la Création du livre de la Genèse, selon laquelle « le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder » (Gn 2,15) me semble définir précisément le devoir écologique qui nous incombe. L’écologie est donc par définition la discipline qui sort l’homme de la nature, en lui conférant une position démarquée de gérant, aucune espèce biologique non-humaine ne pouvant être tenue pour responsable de l’évolution des milieux de vie dans leur ensemble, comme nous le sommes.

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