Face à la dépouille numérique de nos morts
Quel est le sort réservé à nos défunts sur la Toile? Telle est la question sur laquelle s’est penché le sociologue Olivier Glassey, spécialiste des pratiques sociales en ligne à l’Université de Lausanne. Car si sur terre on ne saurait échapper à la mort, la disparition digitale s’avère plus compliquée qu’il n’y paraît. Et si la mort numérique n’appartenait déjà plus qu’à des jours lointains?
Le monde numérique connaît-il aussi ses défunts?
Nous passons notre existence à produire des traces numériques: codes d’accès, photos, échanges ou réactions à des post. Avec les années, les réseaux sociaux sont devenus de gigantesques catacombes de données liées à des personnes décédées. Facebook en comptabilise des millions chaque année. Des chercheurs se sont même amusés à calculer le moment où il s’y trouverait plus de morts que de vivants. Qu’advient-il, dès lors, de la dépouille numérique des personnes décédées?
Les internautes prennent-ils suffisamment en considération cette nouvelle donne?
Un basculement s’est produit ces dix dernières années car une majorité d’internautes a vécu la disparition d’une connaissance sur un réseau social. Et l’on a pris conscience que lors du décès d’un proche, il y a tout un volet numérique dont on peut difficilement faire abstraction, qu’il s’agisse d’éléments administratifs ou plus personnels. La gestion de ces informations s’ajoute au stress et à toute la logistique, qui est déjà éprouvante lors d’un décès.
Comment gérer ces données numériques?
De plus en plus de dispositions testamentaires contiennent désormais un volet numérique, définissant les personnes qui en auront la responsabilité. Sur Facebook par exemple, l’ayant-droit a grosso modo trois possibilités: fermer le compte, le transformer en page commémorative, ou encore prendre en charge la page du défunt pour continuer à faire vivre sa mémoire. Les façons d’envisager notre au-delà numérique sont sensiblement différentes d’un individu à l’autre et cela peut créer des désaccords au sein d’une même famille.
La permanence de ces données peut-elle interférer avec le processus de deuil?
Il est parfois possible d’assister à un phénomène de revenants numériques. Un algorithme ou quelqu’un «like» un contenu lié à une personne décédée et nous donne l’impression que le compte de celle-ci est actif. Cela peut être très déstabilisant pour les proches, car la mise à distance est un élément essentiel du processus de deuil. Les cimetières avaient justement cette fonction d’éloignement. Or avec le numérique, nos morts restent à portée de clic. De la même manière, on observe qu’il est souvent difficile de se résigner à effacer certaines données inutiles comme un ancien numéro de téléphone sans nous demander si cela n’équivaut pas à oublier un peu le défunt.
Peut-on faire de mauvais choix quant à la gestion de ces contenus?
La question que l’on se trouve contraint à se poser est de décider ce que l’on veut voir et savoir de la personne qui est décédée. A-t-on vraiment envie d’avoir accès à l’intégralité de ses conversations intimes ou souhaite-t-on préserver l’image que nous avons d’elle? A quel moment on revisite la mémoire d’un être cher et à quel moment on entre dans une forme de voyeurisme numérique un peu morbide? C’est pour cela qu’il est important d’exprimer clairement de notre vivant quels sont nos souhaits par rapport à nos traces numériques.
Quel est le rôle de l'industrie du web face à ces problématiques?
Le nombre de morts sur les réseaux leur pose des problèmes logistiques et juridiques, car les disparus demandent pas mal de ressources. Or, par rapport à ça, les réseaux sociaux sont assez ambivalents: la fermeture d’un compte nécessite plus de documents officiels, la transformation en page mémorielle est bien plus aisée. En fait, il est plus avantageux pour le réseau social qu’une personne décédée reste dans son écosystème numérique, les flux de messages post mortem pouvant encore représenter des opportunités économiques…
Il y aurait d’ailleurs tout un marché basé sur ces données…
Avec l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle, on peut désormais développer des interactions avec des avatars qui sont des ersatz numériques. De plus en plus d’entreprises promettent ce genre d’au-delà numérique, où les données extraites de votre vie en ligne animent un robot conversationnel ou une intelligence artificielle. Ces entreprises proposent de créer une sorte d’alter ego numérique qui nous survivra. Il y a une dizaine d’années, un service proposait déjà d’envoyer des messages à vos descendants des années après votre décès. Cela pose la question de notre rapport avec notre destinée post-mortem. Ces services de revenants numériques seront-ils finalement perçus comme un cadeau, ou une angoisse pour ceux qui nous survivront?
ETHIQUE «Le respect d’une personne ne cesse pas complètement avec sa mort»
La survivance de notre être numérique soulève de nouveaux questionnements d’ordre éthique, «auxquels on commence juste à réfléchir», admet Ralf Jox, bioéthicien au CHUV participant à une étude interdisciplinaire sur la «Mort à l’ère numérique».
En première ligne, les proches des défunts. Comment s'assurer que l'on prend les bonnes décisions? «Après la mort d’une personne, c’est d’abord les intérêts, le bien-être et les droits des proches endeuillés qui comptent», pose-t-il. Même s’il s’agit également de ne pas oublier que «le respect d’une personne, de son identité et son autonomie ne cesse pas complètement avec sa mort».
Repousser les limites
Aujourd’hui pourtant, tout un marché se développe à partir de ces données. «L’industrie de survie numérique (digital afterlife industry) augmente rapidement», atteste ce spécialiste. On assiste par exemple à l’apparition de QR codes sur des tombes. «Quand j’en ai vu pour la première fois, j’étais abasourdi», exprime le bioéthicien. «Et pourtant, si le QR code qui mène à des photos, textes ou vidéos de la personne facilite le deuil?», s’interroge-t-il.
Mais ce n’est pas tout: «Il est même possible de "réanimer" les défunts par le biais de l’intelligence artificielle et d’interagir avec des avatars post mortem», indique Ralf Jox. Des sociétés proposent ainsi de «chatter» avec l'avatar de son proche décédé. Que penser de pareille offre? «Personnellement, je n’arrive pas à comprendre l’attractivité d’une telle communication», formule-t-il. «Si je crois à l’existence après la mort (vie éternelle, au-delà etc.), je peux entrer dans un dialogue avec la personne décédée intérieurement, dans mes pensées, mes émotions, mes souvenirs. Si je n’y crois pas, je suis toujours douloureusement conscient que l’autre n’est plus là.»
S’il se dit contre «une règlementation du deuil», il n’en pose pas moins un regard critique sur ce miroir aux alouettes. «Si je peux "chatter " avec un avatar qui raboute des bribes d’expressions d’antan, comment puis-je oublier que ce n’est pas la personne qui répond, mais une machine? On se ment à soi-même: on veut croire que le défunt nous a parlé, mais en vérité il ne l’a pas fait et on le sait.»
Garde-fous nécessaires
Sur ces questions, «tous les acteurs humains ont une responsabilité à endosser, et les entreprises du web tout particulièrement car elles ont un pouvoir pharamineux», assène-t-il. «Il est hautement souhaitable qu’elles réfléchissent sur ces questions, dialoguent entre elles et avec les usagers, le public et les experts en éthique, et se donnent une charte éthique.» Un brin utopiste face à l’attrait du marché? «La question d’une régulation spécifique par des lois nationales et des conventions internationales se pose également.»