La politique d’Israël à l’égard des Palestiniens peut-elle être qualifiée d’apartheid?
Dans son blog du 14 septembre, Jean-Marc Tétaz fait référence aux discussions sur le conflit israélo-palestinien à la onzième Assemblée du Conseil oecuménique des Eglises qui s’est tenue récemment à Karlsruhe, en Allemagne. Dans ce débat, une discorde s’est faite jour entre deux positions diamétralement opposées sur la qualification d’apartheid de la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens. M. Tétaz s’emploie a démontrer que l’État d’Israël ne saurait être accusé d‘apartheid et, au passage, estime que le débat de l’assemblée a montré les limites d’un système de décision par consensus ‘qui ne permet pas de rejeter définitivement une requête aussi longtemps qu’une minorité, aussi faible soit elle refuse d’y renoncer’. Ses propos bien argumentés méritent tout de même quelques commentaires.
Dans ses considérations sur l’apartheid, M. Tétaz part de ce qui semble être une évidence: pour en accuser un Etat, la politique d’apartheid telle qu’exercée à l’époque en Afrique du Sud doit servir de paradigme. Il passe donc à la revue les différents facettes de cette politique et expose méthodiquement les raisons pour lesquelles il estime quel celles-ci ne correspondent pas à la politique de l’État d’Israël en la matière. Israël n’applique pas le classement de la population en groupes ethniques séparés; n’interdit pas les mariages et les relations sexuelles entre personnes de groupes ethniques différents; ne crée pas de ‘bantoustans’ et ne limite pas le droit des citoyens de se déplacer ni la liberté d’exercice de la profession. On peut bien sûr se laisser convaincre par la raisonnement de M. Tétaz, ou au contraire avoir de bonnes raisons de contester tout ou partie de ses assertions. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel du débat. En procédant de la sorte, l’auteur passe sous silence – ou ignore – la définition de l’apartheid de la Cour pénale internationale, sur laquelle sont basés les rapports de B’Tselem (organisation israélienne), d’Amnesty International et de Human Rights Watch. Contrairement à ce qu’il veut croire il existe bel et bien un critère objectif qui permet de décider si une politique donnée est ou non une politique d’apartheid. Cette définition est conçue comme suit : Un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial. La CPI ne conçoit pas l’apartheid en termes déterminés selon ses modes d’application dans le cas particulier de l’Afrique du Sud; elle le définit comme un système en soi. Il en découle que selon la CPI l’apartheid peut se manifester différemment d’une situation particulière à une autre.
Pour savoir si l’État d’Israël pratique l’apartheid il faut donc poser la question: est-ce qu’il existe en Israël un régime qui permet à un groupe racial d’opprimer et de dominer systématiquement un autre groupe racial?
Ici entre en considération un autre élément qui semble être au coeur de l’argumentation de Jean-Marc Tétaz. Selon lui, l’identité juive est avant tout religieuse, puisque la décision de reconnaître ou non la qualité de juif appartient au grand rabbinat. Or, la question "qui est Juif" fait toujours débat en Israël. Le pays n’a pas de Constitution à proprement parler. C’est la Déclaration de l’Etablissement de l’État d’Israël du 15 mai 1948 (appelée aussi Déclaration d’Indépendance) et les douze Lois dites fondamentales votées par le Knesset au fil des années qui ensemble font état de Constitution. Ni dans la Déclaration de 1948 ni dans aucune des Lois fondamentales ne se trouve une définition de l’identité juive en termes religieux, en l’occurrence le judaïsme. Il n’y a qu’une seule allusion à l’héritage religieux du peuple juif. La Déclaration d’Indépendance dit que l’État d’Israël est basé sur la liberté, la paix et la justice telles qu’envisagées par les prophètes d’Israël. Ce sont des valeurs universelles. La Déclaration parle du peuple juif sans préciser qui est juif et qui ne l’est pas. La définition juridique de l’identité juive n’est toujours pas résolue constitutionnellement. Seule la Loi du Retour de 1950, amendée en 1970 et en 2006 – qui n’est pas une Loi fondamentale – établit les critères: être né(e) d’une mère juive ou être converti(e) au judaïsme; alors que ce deuxième critère est effectivement de caractère religieux, le premier et principal ne l’est pas parce que la Loi n’explique pas davantage ce qui est entendu par ‘mère juive’. L’amendement de 2006 de la Loi du Retour stipule par ailleurs clairement que la responsabilité de l’application de la Loi revient au Ministère de l’Intérieur. Les autorités religieuses statuent sous la tutelle des autorités étatiques. L’affirmation qu’est juif ou juive celui ou celle qui adhère au judaïsme, d’ailleurs fortement contestée par les Juifs non-religieux, n’a pas de base juridique. Le peuple juif dont parle la Déclaration d’Indépendance est d’abord une entité ethnique, constituée de Juifs et Juives né-e-s d’une mère juive.
S’agissant de la politique d’Israël à l’égard des autres groupes ethniques, et notamment les Palestiniens, M. Tétaz note avec raison qu’il faut faire une distinction entre le territoire où l’État d’Israël exerce sa souveraineté et les territoires occupés. La Déclaration d’Indépendance de l’État d’Israël garantit "l’égalité complète des droits sociaux et politiques à tous ses habitants sans considération de religion, de race ou de sexe" ainsi que "la liberté de religion, de conscience, de langue, d’éducation et de culture". Cette déclaration constitutionnelle qui octroie la citoyenneté israélienne aux non-Juifs, notamment les Palestiniens ressortissants d’Israël ne s’applique pas à la population des territoires occupées, en très grande majorité des Palestiniens eux aussi. Cette population subit la loi militaire israélienne et ne bénéficie donc pas des droits accordés aux Palestiniens vivant en Israël. ‘Rien de plus normal’ donc selon l’auteur si la politique israélienne à l’égard de cette population diffère fortement de celle à l’égard des citoyens israéliens, puisque ce sont des territoires occupés militairement. Notons que M. Tétaz ne mentionne nulle part les colonies. L’auteur estime certes que l’étiquette de normalité peut ne pas valoir pour les mesures d’occupation appliquées par Israël, et que les violations des droits humains sont inadmissibles. Mais il n’y est pas question d’apartheid, parce que ces mesures ne visent pas un groupe ethnique ou religieux en particulier. Et encore moins en Israël, où la citoyenneté est la même pour tous.
Voyons. La douxième Loi fondamentale, intitulée Israël en tant qu’Etat-nation du peuple juif votée en 2018 par le Knesset dit dans son article 1er que L’exercice du droit à l’autodétermination nationale est réservé au peuple juif. Un droit fondamental refusé aux citoyens non-Juifs, notamment les Palestiniens soit 20% de la population d’Israël. Cette même loi précise par ailleurs que l’État considère le développement de la colonisation juive comme un objectif national et agira en vue d’encourager et de promouvoir ses initiatives et son renforcement. Le principe même de colonisation, qu’elle soit juive ou le fait d’un autre peuple, a toujours été et est avant tout d’accaparer les terres des colonisés. L’État d’Israël s’est donc accordé le droit en 2018 de confisquer des terres appartenant aux Palestiniens, que ce soit en Cisjordanie, à Jérusalem-Est ou en Israël même, et met en œuvre cette politique systématiquement. Or, c’est en 2021, après l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale de 2018,que l’ONG israélienne B’Tselem a fait le constat d’un régime de suprématie juive entre le fleuve Jourdain et la Méditerranée. Cela s’apparente beaucoup à cet autre constat que l’apartheid est le fait d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial……
Quant aux limites du système de décision par consensus, M. Tétaz relève qu’une minorité de 17 Eglises membres représentées à l’Assemblée soutenaient la requête demandant la condamnation d’Israël pour sa politique d’apartheid. Il cite Serge Fornerod, délégué de l’EERS selon qui les 300 autres Eglises présentes étaient contre. La faille du système a été qu’une minorité ‘aussi faible’ empêche le rejet définitif de sa requête par son refus d’y renoncer. M. Fornerod, membre du Comité central sortant, avait présenté à la réunion de ce Comité en juin dernier une motion de l’EERS demandant que l’Église orthodoxe russe soit suspendue comme membre du COE en raison du soutien du Patriarche Kirill à l’invasion de l’Ukraine. Une motion d’une Eglise sur la petite centaine d’Eglises membres représentées au Comité central, c’est encore davantage minoritaire que 17 sur 300. Le Comité central est entré en matière, en a discuté et a décidé par consensus que la vocation du COE est de chercher le dialogue au lieu d’exclure. Il faut savoir gré à l’EERS d’avoir mis la question à l’ordre du jour. Cela a permis au Comité central, dans une situation de confrontation avérée, d’affirmer l’urgence de ce dialogue. De même il faut saluer la sagesse du modérateur du Comité des déclarations publiques de l’Assemblée, le Métropolite copte orthodoxe Angelos, et de son comité d’avoir su amener l’assemblée à nommer le différend qui la divisait et à appeler à l’action que ce différend requiert. Dans un texte inséré dans la Déclaration "En quête de juste et de paix pour toutes et tous au Moyen-Orient"[1] sur proposition du comité il est dit :
Récemment, de nombreuses organisations de défense des droits humains internationales, israéliennes et palestiniennes et des organes judiciaires ont publié des études et des rapports décrivant les politiques et actions d’Israël comme s’apparentant à un «apartheid» au regard de la législation internationale. Au sein de cette Assemblée, certaines Églises et certain-e-s délégué-e-s soutiennent avec ferveur l’utilisation de ce terme comme décrivant précisément la réalité du peuple de Palestine et d’Israël et la situation au regard de la législation internationale, tandis que pour d’autres, ce terme est inapproprié, inutile et blessant. Nous ne sommes pas unanimes en la matière. Nous devons continuer à lutter sur cette question, tout en poursuivant notre collaboration sur ce cheminement de justice et de paix. Nous prions pour que le COE continue à offrir un espace de confiance pour ses Églises membres, pour leur permettre d’échanger et de collaborer dans la recherche de la vérité et d’œuvrer pour une paix juste entre tous les peuples de la région.
L’Assemblée appelle
le COE à examiner, débattre et discerner les implications des rapports récents de B’Tselem, Human Rights Watch et Amnesty International, et ses organes directeurs à apporter une réponse adaptée.
L’Assemblée adopta la Déclaration dans son intégralité par consensus. Le COE en sortait grandi.
[1]https://www.oikoumene.org/fr/resources/documents/war-in-ukraine-peace-and-justice-in-the-european-region