Un scénario pour les réformés

Ely Penner - Bixabay
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Ely Penner - Bixabay

Un scénario pour les réformés

Par Jean-Christophe Emery
21 avril 2022

Que deviendront les lieux de présence de l’Église réformés dans 15 ou 20 ans ? Dans cet article, je vais m’improviser futurologue et envisager plusieurs pistes. L’héritage réformé a beaucoup de talent pour orienter son regard vers le passé, pour commémorer ses anniversaires ou ses figures tutélaires. Il est nettement moins doué lorsqu’il s’agit d’envisager l’avenir. Inspiré par cet excellent article de Philippe Golaz, par mes lectures[1] et les observations de l’Église réformée vaudoise convoquée ici à titre d’exemple, voici un jalon de plus dans la vaste réflexion sur le devenir des réformés.

Mon objectif est, comme dans chacun de mes textes, de générer de l’échange avec les acteurs de cette vénérable institution.

Le scénario fataliste

Depuis des décennies, le protestantisme réformé s’érode à petit feu. Le poids de ses lenteurs et la complexité de sa mécanique institutionnelle l’emportent. Son refus ou son incapacité de prendre des orientations stratégiques audacieuses le paralyse. Sa méfiance atavique à l’égard de tout ce qui ressemble à du leadership accompagne son absence de vision partagée. Sa pluralité témoigne de son ouverture, mais elle conduit aussi à des conflits et des tensions sans fin. Son intelligence et sa finesse ne lui sont d’aucun secours. Le problème ne vient pas de la qualité de sa théologie, mais de son incapacité à la rendre accessible au plus grand nombre et à rejoindre les codes sociaux contemporains.

Le statut privilégié des liens à l’État de l’Église vaudoise génère un confort illusoire relatif. Cette vitrine masque le resserrement des paroisses et un fort taux d’épuisement des acteurs.  Lorsque les ressources s’amenuisent, les fragilités apparaissent. Comment gérer l’impossibilité de remplacer tous les pasteurs qui partent à la retraite ? Certaines paroisses sont déjà sous perfusion et d’autres tremblent à chaque élection de Conseils, craignant la banqueroute de volontaires. Progressivement, avec la disparition de la demande, les cultes et les actes pastoraux se raréfient. Le groupe des bénévoles actifs se resserre de plus en plus autour des membres des Conseils. L’élévation de l’âge des fidèles n’est plus une surprise et  le tarissement des volées de catéchumènes fait frémir. De jolies expériences sont menées avec des Jacks. Mais après quelques années d’engagement, la plupart des jeunes ne trouve aucune motivation à rejoindre une paroisse. Çà et là, des groupes se maintiennent et parviennent à entretenir une certaine vitalité. Plus dynamiques, les paroisses à coloration évangéliques prennent le pas sur les autres. Le protestantisme réformé perd de larges pans de la spécificité qu’il a entretenue durant plus de cinq siècles.

Des questions existentielles profondes taraudent ses acteurs : quelle est la mission de l’Église aujourd’hui ? Comment justifier encore les subsides étatiques ? Comment continuer à exercer mon ministère ou mon bénévolat alors que je n’y crois plus ?

La disparition du protestantisme réformé semble inéluctable. La transmission d’une génération à l’autre est rompue depuis bien longtemps et l’évangélisation ne fait pas partie de son histoire[2]. Aucun bassin de recrutement ne se présente, excepté quelques « ex-vangéliques »[3] en recherche d’un sas de sortie de leurs communautés.

Le scénario fataliste n’a rien d’un projet motivant. Malheureusement, il semble qu’il représente aujourd’hui le plus réaliste. Les cinquante dernières années lui ont donné raison. Et la chute s’accélère.

Une stratégie

Alors que les Conseils ont la réputation de ne s’occuper que de questions opérationnelles (organisationnelles) et de ne se préoccuper que très peu de réflexions stratégiques (sur le long terme), il est plus surprenant de constater que ce même fonctionnement touche les plus hautes sphères de la direction de l’institution. Quelques rares temps de retraite collective, quelques échanges brefs et l’affaire est jouée. On me rétorquera que le programme de législature constitue un document stratégique. C’est indéniable. Mais sa mise en œuvre requiert bien plus qu’une élaboration de début de mandat. De plus, le cap est susceptible de changer à chaque nouvelle législature sans garantie de cohérence avec le passé. Au quotidien, l’exécutif de l’Église semble pris dans un tourbillon de sollicitations, de nécessités représentatives, de commissions et de groupes de pilotage divers, de questions administratives, techniques et financières. Il a peu loisir de prendre de la hauteur pour échafauder des perspectives à plus long terme. Les contraintes et autres commissions de contrôle lui coupent les ailes.

Le Synode pourrait également constituer un lieu de décision stratégique, mais il semble tiraillé entre factions rivales. Son énergie se focalise sur le règlement ecclésiastique, bien plus que sur les enjeux qui se profilent au loin. Ses modalités de fonctionnement sont davantage décisionnelles que délibératives. Il ne constitue donc que très marginalement un lieu de maturation d’une vision durable et partagée.

Les colloques de ministres pourraient enfin constituer aussi des lieux d’élaboration stratégique à condition qu’ils ne soient pas accaparés par des affaires de répartition des charges ou de gestion des conflits.

« […] les Églises cantonales et les paroisses devraient mettre sur pied des stratégies globales cohérentes qui présentent sous une forme aisément compréhensible les différentes mesures envisagées » affirment Stolz et Ballif en conclusion de leur livre[4].

Pour rebondir sur cette recommandation, je souhaite ici soumettre deux scénarios qui pourraient se combiner. Ils n’ont pas la prétention de dire ce qu’il convient de faire. Leur objectif est de générer de l’intérêt et des échanges autour de cette thématique.

Le scénario diaconal

La diaconie constitue un élément fort de la contribution des Églises à la vie sociale. Elle exprime l’idée que l’Évangile est tourné en direction de tous. Elle donne tout son sens à l’engagement « dans le monde » et constitue une impérieuse raison d’être de la foi chrétienne. Mais l’exercice de la diaconie nécessite des soutiens financiers qui, traditionnellement, proviennent de l’État et des paroisses.

Imaginons donc que, fort de son insertion dans le terreau social et politique, le protestantisme opère une mue progressive en direction d’une fonction diaconale. Cherchant à légitimer la manne de l’État (tant qu’il le peut encore) ou à trouver des soutiens privés, il se considère comme un service publique destiné à combler certaines lacunes du filet social. Ses spécificités résident dans sa réputation, la gratuité de ses services, le refus de pathologiser ses usagers, la prise en compte de la dimension spirituelle de la personne et sa capacité à rester en lien avec d’autres acteurs plus compétents dans des domaines spécifiques.

Cependant, la particularité de la tradition réformée n’est pas forcément vue comme un atout. Aux yeux du grand public, elle est assimilée à une tradition religieuse qui charrie avec elle des soupçons de récupération idéologique ou des relents de dérives abusives. L’institution est perçue comme un obstacle à la mission qu’elle prétend accomplir. Dès lors, il convient d’élargir les rangs à d’autres professionnels issus de formations en sciences des religions, de parcours de formation socio-culturels, de compétences en accompagnement spirituel et non plus principalement d’un cursus en théologie chrétienne. On ne leur demande plus d’être baptisés ou engagés dans une paroisse, mais de respecter une déontologie qui inclut la dimension spirituelle de la personne. Les groupes paroissiaux résiduels sont confiés à des bénévoles formés et accompagnés par un petit nombre de pasteurs-coachs-formateurs qui, eux, conservent le patrimoine théologique.

Le scénario paroissial

Sans surprise, l’autre scénario fait la part belle à la recherche de croissance de la vie communautaire. Il vise à intensifier la recherche d’identité et de spécificité du protestantisme. L’enjeu est de régénérer les dynamiques paroissiales et de faciliter l’essor de noyaux communautaires denses. L’orientation donnée par l’Église vaudoise en direction des familleS et des jeunes correspond à ce scénario. Les efforts consentis pour rejoindre une nouvelle génération visent à enrayer les pannes de la transmission. L’enjeu est de reconstituer un milieu capable d’intéresser des jeunes, sachant que cette période de la vie marque durablement les esprits. Une récente formation à l’innovation, mise sur pied en collaboration avec l’Office protestant de formation, porte ses premiers fruits sous forme de projets créatifs tournés vers les familleS. Si elle veut s’engager dans cette voie, l’Église a intérêt à miser sur des formations qui conjuguent compétences théologiques et animation socio-culturelle. Elle aura besoin de professionnels capables de conduire des groupes, de coacher des bénévoles et de gérer des tensions. Ces efforts peuvent contribuer à régénérer un terreau réformé à condition de favoriser les changements culturels permettant de nouvelles expressions de la foi. Cette stratégie pourrait se combiner avec l’accueil d’ « ex-vangéliques ». Ces croyants, jadis engagés dans des communautés confessantes mais aujourd’hui distancés, pourraient constituer un socle de bénévoles et de professionnels de premier choix. Ils sont porteurs d’une forte culture de l’engagement et leur exfiltration des milieux évangéliques leur confère une volonté d’élargir leur horizon. Il convient alors de travailler l’interface culturelle leur permettant de trouver des points de repère dans le milieu réformé et de s’y enraciner. Par ailleurs, les membres actifs de bien des Conseils d’Église se reconnaissent aujourd’hui déjà dans ces profils.

Ne pas choisir, c’est aussi choisir

Je suis bien conscient que la simple évocation d’une possible stratégie hérisse bon nombre d’acteurs, bénévoles comme professionnels. J’ai évoqué ce phénomène dans un précédent article. Mais je constate que toute décision, toute orientation donnée à l’institution par la modification de son règlement ou par la mise en place de son application est de nature stratégique. La question n’est pas celle de définir ou non une stratégie, mais bien celle d’assumer des choix stratégiques ou de continuer à décider au coup par coup, avec peu de cohérence. Refuser de choisir est aussi une manière de sélectionner, par défaut. Mais les conséquences sont visibles : on constate une explosion des offres de célébrants laïcs, hors des institutions, pour des mariages ou des services funèbres sur mesure. Il convient de souligner une chose importante : définir une stratégie ne consiste pas en une prise de pouvoir qui alignerait les lieux d’Église en vertu d’un modèle autoritaire technocratique. Il s’agit plutôt d’insuffler une orientation dynamique que chacun peut incarner comme il le peut, comme il l’entend, à son rythme et à sa façon. Il s’agit d’impulser un élan, même vague, à une embarcation qui risque l’immobilisme, non pas faute de vent, mais à force de saccager ses propres voiles.

Les limites de l’exercice

Cet article ne prend pas en compte la complexité des changements sociaux que nous traversons. Il mériterait d’intégrer d’autres disciplines qui cherchent à anticiper les enjeux du futur. Le thème de l’écologie et de la justice climatique sont assurément des préoccupations en forte progression. Le paysage social et culturel pourrait s’en trouver changé dans une large mesure. Les priorités des Églises pourraient s’en trouver bouleversées. Des initiatives audacieuses s’engagent en direction d’une conscience écologique qui intègre des éléments de spiritualité chrétienne. Dans quelle mesure ces initiatives seront-elles à même de régénérer un socle ecclésial ? Il est difficile de se prononcer là-dessus. Mais on peut objecter que cette lutte pour la planète peut très bien être menée plus efficacement hors de toute institution religieuse.

Je vois une autre limite à l’exercice d’équilibre que constitue la scénarisation de l’avenir du protestantisme réformé. La tentation de vouloir résoudre principalement sur le papier des problèmes posés par les défis contemporains. Une approche pragmatique, celle de la recherche-action, semble prometteuse. Elle vise à intégrer dans la pratique des éléments d’apprentissage issus de l’expérience. Elle refuse une approche principalement déductive pour s’orienter vers l’intelligence de l’action (et des acteurs). Autrement dit : permettre aux acteurs de l’organisme de tâtonner, d’apprendre de leurs expériences, sans véritablement fixer d’autre but précis que celui de se laisser travailler par l’Évangile. Pourquoi pas. A condition de ne pas en faire un paravent destiné à masquer des mécanismes de résistance au changement.

[mise à jour du 26.04.22]

D'intéressants échanges sur les réseaux sociaux m'amènent à compléter ces lignes avec quelques remarques. Je remercie ici mes interlocuteurs.

Plusieurs contributions s'interrogent sur l'absence d'éléments de spiritualité dans ce texte. Comme si l'évocation d'une stratégie relevait exclusivement de la pure raison intellectuelle et écartait, de fait, tous recours à la foi. Ce n'est pas mon propos. Les choix stratégiques peuvent parfaitement intégrer des éléments de discernement et de disponibilité à l'écoute et à l'intuition.

D'autres s'interrogent sur l'origine du changement. Les résistances ne sont-elles pas trop installées ? Le déni n'est-il pas trop important ? Questions complexes. Une réponse impliquerait un travail articulé autour de compétences en analyse institutionnelle, en sociologie du changement, en intervention sociale, etc. Il existe quelques (rares) acteurs formés dans ces disciplines en Église. Leur voix porte peu.

Un troisième scénario

Virgile Rochat m'indique une piste qu'il poursuit dans son ouvrage (2012) et qu'il qualifie de "gestion du sacré endémique". Celle d'une tradition porteuse d'une forte plus-value symbolique. Capable d'accompagner la société dans les grandes étapes de l'existence. Elle permet d'inscrire une dimension de verticalité, de sens, sur un horizon social qui ne se limite pas au cercle des fidèles. Des chemins de spiritualité seraient tracés de façon très inclusive et ouverte (œcuménique voire interreligieuse) au service d'une conception de la vie adossée autant aux préoccupations écologiques que spirituelles.

C'est une piste intéressante qui soulève (comme les autres) de nombreuses questions. Sur le resserrement de l'Église autour de ses professionnels, sur la dimension sacramentelle de ces gestes, sur le financement d'une telle institution et sur la concurrence avec des célébrants laïcs. Voilà de quoi poursuivre la réflexion.

 

[1] Le livre « Le temps presse » (2012) de Virgile Rochat n’a pas pris une ride en dix ans. J’en recommande vivement la lecture. Quelques textes intéressants jalonnent également l’ouvrage collectif « Le protestantisme et son avenir » (1998). « L’avenir des réformés » (2011) de Jörg Stolz et Edmée Ballif offre un large spectre d'analyse sociologique et quelques pistes de réflexion. Finalement, le livre de Pierre Glardon et Eric Fuchs « Turbulences, Les Réformés en crise » (2011) pose un diagnostic au vitriol pour en appeler à une spiritualité réformée.

[2] Si l’on excepte le « siècle missionnaire » dont la dynamique est portée par la colonisation occidentale.

[3] Une catégorie sociologique utilisée par des chercheurs (surtout américains) pour décrire le phénomène de sortie de la sphère des communautés évangéliques. https://religionandpolitics.org/2019/04/09/the-rise-of-exvangelical/

[4] Op. Cit. p. 224