Chypre: les chrétiens coincés aux portes de l’Europe
Derrière les barbelés du camp de Pournara, à une dizaine de kilomètres de la capitale Nicosie, les exilés s’entassent dans le froid et la boue. De l’eau souillée ruisselle au milieu des tentes blanches battues par le vent. Dans les allées, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants venus du monde entier font la queue pour un peu de nourriture. Tous attendent d’être enregistrés comme demandeurs d’asile. Une première étape pour sortir de ce centre et espérer obtenir le statut de réfugié.
«Je viens d’arriver. Ce n’est vraiment pas facile de vivre ici», souffle Sylla* à travers les hauts grillages coiffés de caméras de surveillance. «Mais je me sens toujours plus en sécurité qu’au pays», poursuit-il. Originaire de Guinée-Conakry, l’homme de 23 ans a tout laissé derrière lui. A peine a-t-il pu prendre quelques affaires dans un sac à dos. «J’ai dû m’enfuir vite parce que ma vie était menacée. Les voisins voulaient s’en prendre à moi et ma famille car nous sommes catholiques», explique le jeune homme, qui vivait dans un village animiste. En 2021, 86% des 5898 chrétiens tués en raison de leur foi à travers le monde étaient africains, selon l’ONG Portes ouvertes. Une menace en constante augmentation depuis une dizaine d’années.
Beaucoup, comme Sylla, choisissent alors l’exil dans l’espoir d’un avenir meilleur en Europe. Chypre est devenue un point de passage privilégié par ces migrants. Membre de l’Union européenne, le pays ne fait pourtant pas partie de l’espace Schengen. Aussi, la procédure «Dublin», qui contraint les exilés à demander l’asile dans le premier Etat membre qu’ils foulent, les piège sur cette île. «Je n’étais pas au courant de tout ça en arrivant ici, soupire Fred *, la trentaine. Les passeurs nous ont menti. On croyait pouvoir rejoindre le continent et vivre dignement, mais on est coincés.» Originaire de République démocratique du Congo, où il était menacé de mort, ce pasteur évangélique a fui avec sa famille. «Un musulman très puissant a découvert que j’avais converti sa femme, alors il a envoyé ses hommes chez moi. Il n’y avait personne à part la femme de ménage. Ils ont cru que c’était mon épouse, alors ils l’ont tuée», poursuit-il d’une voix tremblante, en faisait défiler sur son téléphone les photos d’un corps inerte, mutilé à la machette.
Comme la plupart des demandeurs d’asile à Chypre, Fred est arrivé en avion. Il a pu voyager légalement dans la zone occupée par la Turquie depuis 1974. Ensuite, des passeurs l’ont aidé à franchir la ligne de démarcation pour rejoindre la Chypre du Sud, seul État reconnu et membre de l’UE. «On s’est fait avoir», reconnaît Jean-Mar*, lui aussi originaire de RDC. Comme la plupart des exilés, ce sexagénaire explique avoir obtenu un visa «très facilement» en s’inscrivant dans une université chypriote turque. «J’ai payé mes frais de scolarité et c’était bon!» raconte ce pasteur. Ce business du visa étudiant, délivré par les autorités du Nord, cristallise les tensions entre les deux Chypre. Le gouvernement du Sud accuse la Turquie d’instrumentaliser les migrants dans le conflit latent qui les oppose.
Malgré les conditions d’accueil indignes, Jean-Mar ne regrette pas son départ. «Au pays, je serais mort», assure ce pasteur contraint à l’exil «à la suite d’un prêche contre les politiciens corrompus». Le Congolais cultive toujours l’espoir de rejoindre son frère à Bruxelles et de «continuer à répandre la parole du Seigneur».