La vie de J.C. : un Jésus ‘Couleur 3’

La vie de J.C. / crédit photo RTS
i
La vie de J.C.
crédit photo RTS

La vie de J.C. : un Jésus ‘Couleur 3’

Par Blaise Menu
10 janvier 2022

Voilà que depuis septembre passé, on se scandalise volontiers de la diffusion sur la RTS des épisodes de la série La vie de J.C.surtout dans les milieux d’Eglise, toutes confessions confondues, jusqu’à crier au blasphème. Après tout, à l’heure des micro-offenses, c’est assez tendance, même quand on n’est ni woke ni membre d’une minorité – encore que pour le christianisme pratiquant de suisse occidentale en 2022, l’identité minoritaire puisse se discuter.

Incapables d’en faire et même d’en imaginer le tiers du quart, les Eglises chagrines, les professionnels de la foi ou les fidèles qui croient bon se lamenter aujourd’hui devant cette série de la RTS devraient prendre du recul et marquer de l’humilité dans le propos au lieu de la dézinguer à l’envi. Toutes et tous devraient aussi faire l’effort d’une lecture appliquée plutôt que de se contenter d’une offuscation de surface, commode mais pas très intéressante. Surtout quand elle évite d’aborder les vrais enjeux. Voici lesquels et pourquoi.

 

 

L’humour dans les évangiles

L’humour est l’une des matrices évangéliques; il n'est pas anecdotique. Alors que les évangiles ne mentionnent pas une fois que Jésus ait ri, pas même souri, le propos a de quoi surprendre. Mais il faut lire entre les lignes, et voir au-delà des apparences et des habitudes.

Davantage qu’à La vie de Brian (Monty Python, 1979) ou au fameux sketch télévisé Jésus II, le retour (les Inconnus, 1990), je dois au téléfilm de Serge Moati Jésus (1999), inspiré de l’ouvrage éponyme du journaliste Jacques Duquesne, de m’avoir ouvert les yeux il y a bien des années déjà sur le potentiel humoristique des paroles de Jésus. Ça n’étonnera personne : ce n’est pas sur les bancs de l’Université ni au sein de l’Eglise que j’ai appris à lire l’humour des évangiles. Dans l’histoire du cinéma, Jésus n’a pas souvent parlé français, et ses représentations furent des plus sérieuses et conventionnelles, pour ne pas dire nécessairement dramatiques, ce dont la face iconique du Jésus de Zeffirelli (1977) fut l’incarnation la plus marquante et efficace. Or pour revenir au film de Moati, le budget alloué à ce péplum français minimaliste a dû inviter le metteur en scène et son équipe à une certaine inventivité, comme dans Jesus Christ superstar (Jewison, 1973).

Au détour d’une scène, Jésus, jeune trentenaire communicatif et souriant – normal, quoi – raconte une histoire à des villageois rassemblés autour de lui. Il évoque alors un chameau et une aiguille… qui déclenchent rires et approbation : c’est là que j’ai compris la puissance de l’humour galiléen, c’est de là que je suis parti pour reprendre le fil des évangiles et m’amuser de textes souvent lus de manière seulement sérieuse : la paille et la poutre (Mt 7,2-5//), les deux aveugles (Mt 15,14//), les moucherons et les chameaux (encore !) des pharisiens (Mt 23,24), et bien d’autres répliques ou historiettes souriantes. Humour de charpentier parfois, taillé au burin et à la varlope, mais humour assurément : souvent aimable, parfois ironique, tantôt irrévérencieux, à l’occasion mordant et cinglant. Il arrive dès lors qu’on soit loin des images idéalisées du gentil Jésus qui ne se moquerait de personne (cf. Mt 23,1-7.15 ; 24,28). Il y aurait beaucoup à développer ici; ce n'est pas l'objet principal de ce billet.

 

Une appropriation intéressante

Je reviens au chameau pour saluer le choix de Zep dans l’Apprenti paraboliste : s’il est une histoire assez connue qui pouvait servir de prétexte à drôlerie, c’est bien celle-ci (Mc 10,25//). Et c’est là que la série, quoi qu’on en pense, est intéressante et stimulante, avant de marquer le pas sur d’autres aspects, car elle permet de revenir sur l'humour évangélique et son usage. Il semble que le professeur de théologie pratique Olivier Bauer soit le seul à l’avoir vu et avoir fait sur son blogue l’effort de cette lecture plus exigeante que des opinions de zinc ou des désolations ecclésialement correctes. D’abord convenue et à vrai dire décevante (Une « Vie de JC » drôlement religieuse, RTS Hautes Fréquences, 3 octobre 2021), la démarche de l’exégète Daniel Marguerat s’est étoffée du côté des sciences bibliques avec la série des Historians (RTS, 20 décembre 2021) mais n’a pas offert de reprise critique construite de la série, se contentant de la gratifier de quelques remarques acerbes en surplomb. C’est dommage d’en rester là, mais on comprend que des choses l’ont fâché. Dont acte.

 

Bien sûr, au visionnement des épisodes, on gardera les regrets qu’une lecture attentive et avisée du scénario aurait pu nous épargner : c’est assez bourrin, volontiers bouffon et parfois lourdingue de vulgarité ; non, le poisson n’est pas un animal impur ; oui, le côté mère juive de Marie aurait pu être mieux exploité dans l’épisode de Cana. Mais s’il est quelque chose de vraiment impardonnable en tout cela (ah là là...), c’est que l’on sait depuis les années 60 et la découverte d’une inscription à Césarée que Pilate n’était pas procurateur, certainement pas consul mais bien préfet. Evidemment, la consonance est moins rigolarde dans « Le préfet, on l’démet » que dans « Le consul, on l’enc*** », mais on aurait aussi pu faire façon de la justesse historique (« Le préfet, on s’le fait », avec connotation révolutionnaire crypto-zélote ?). Pour le reste, je laisse à Olivier Bauer le détail de son catalogue soigné comme de sa démarche attentive.

 

Je note néanmoins que, ici comme ailleurs, on voit dans la mini-série un Jésus dépité par ses disciples (à l’écho d’un Mc 9,19 plus générique ?), un homme en butte à une famille compliquée (Mc 3,21.31-35), un guérisseur besogneux mais harcelé (Mc 6,53-56// ; 8,11-12//), un prophète contesté en apprentissage laborieux (Mc 6,1-6), un messie qui cherche sa vocation (cf. Mt 4,1-11, voire Jn 3,1-12), un prédicateur en ébauche qui teste des histoires et doit composer avec une équipe de proches complaisamment motivés mais branquignoles (cf. Mc 10,35-45// ; Mc 8,14-21// ; Mc 9,23-27//). Bref, un Jésus en forme d’esquisse qui surprend, détonne et peut même décevoir. La posture est gauche, sans doute très discutable historiquement parlant mais pas inintéressante face aux portraits normalisés et aux identités idéalisées depuis bientôt deux millénaires. Elle compte quelques effets actualisants qui ne manquent pas de pertinence (cf. les épisodes Transversalité ou Inclusif).

Dans cette lecture humaine si humaine (trop humaine ?) de Jésus, il y a foison de petites perles, si l’on veut bien les voir, là aussi entre les lignes, et ne pas les jeter aux pourceaux ; ainsi, devant Marie-Madeleine qui le poursuit avec insistance de ses allusions matrimoniales et de ses attitudes lascives, il prend d’un baiser sur le front et d’une bénédiction un contrepied intéressant dans l’épisode Consentement. Et puis l’on s’amuse pour tout dire à imaginer la Galilée dans le val de l’Allondon ou le lac de Tibériade sur les rives nord du Léman.

 

Si la série compte des faiblesses, elle recèle donc des trouvailles exploitables, et de réelles possibilités de reprise et de relecture catéchétique – que ce soit en affinité ou en discordance. Le reste est une appropriation globalement intéressante, propre au style de la série et à un humour badin voire potache qui parle peut-être à un public non ecclésial ou désaffilié (un-churched ou de-churched, plus ou moins au fait des récits eux-mêmes), et à ceux comme à celles des croyant.e.s qui ont, soit le sens de l’humour, soit une culture pop, soit les deux. De ce point de vue, les réactions de l’entourage du héros sont bien souvent celles, spontanées et brutes, qu’on peut imaginer aujourd’hui devant l’objet Jésus et ses paroles, lorsque ces réactions ne sont pas façonnées par une référence ou une habitude croyante, c’est-à-dire une lecture déférente, voire plus ou moins savante. Ecartons donc le contresens : même si elle est sensible à certains détails et a soigné décors, costumes et mise en scène dans les contraintes d’un tournage en pleine pandémie, la série de Zep et Gary Grenier n’a pas vocation historique ; par anachronisme volontaire, elle déplace largement les dialogues dans notre réalité et sensibilité, non sans provocation évidemment. Encore faut-il réagir à son endroit au bon niveau, et ne pas ignorer le hiatus culturel de ses choix de langage par rapport aux (sages) habitudes ecclésiales.

 

Redécouvrir la place du rire et l’humour dans les évangiles n’est pas le moindre bénéfice de la diffusion de La vie de J.C.. Un rire certes franc et direct, pas (forcément) une intellectualisation théologique de l’humour. Jésus avait manifestement un sens de l’humour bien développé, volontiers corrosif, mais son statut de Seigneur et Sauveur a dû jouer en défaveur de la préservation du rire dont il a essayé d’accompagner sa prédication et ses controverses, voire sa réappropriation de l’image et de la proximité souriante et aimante de Dieu. Il faut donc lire l’humour de Jésus malgré les évangiles mais au coeur de ceux-ci. Et cela, la Bible ne l’interdit certainement pas ! Ce à quoi la Bible est profondément allergique, c’est l’idolâtrie, c’est-à-dire de rendre absolues des choses qui ne sont que passagères : parfois futiles, parfois précieuses, toujours provisoires.

 

 

A propos d’un crime imaginaire

Que certain.e.s trouvent cette série niaise et inintéressante est une chose ; le jugement de valeur est un peu précipité et insuffisamment fondé, à mes yeux, quand il n’est pas simplement méprisant, mais on peut ne pas apprécier le traitement proposé. Voilà. Que les mêmes ou d’autres, ici ou à une autre occasion, se sentent offensé.e.s jusqu’à crier au blasphème, c’est autre chose.

Encore lu ou entendu à propos de cette série comme de tout ce qui vient bousculer les congruités religieuses bien installées, on pensait le cas du blasphème définitivement réglé depuis 2015 et les attentats contre Charlie Hebdo, du moins en christianisme. Mais sa résurgence continuelle dans les esprits montre que, de toute évidence, ce n’est pas le cas auprès d’une vox populi qui n’a rien de divine ni d’inspirée. Il faut donc aller une nouvelle fois à la reprise critique en espérant être lu jusque là.

 

Dans le Nouveau Testament, le blasphème constitue pour ainsi dire un non-sujet. Thématiquement absent des lettres pauliniennes généralement reçues comme authentiques (Rm 2,24 ; 3,8 ; 14,6 • 1Co 14,3 ; 10,30 où les occurrences pointent vers l’insulte et la calomnie), il est cité dans le deutéro-paulinisme au titre d’accusation, d’insulte ou dans des catalogues d’inconduite (Ac 6,11 ; 13,45 ; 18,6 ; 19,37 : 26,11 • Ep 4,31 • Col 3,8 • Tt 3,2 • 1Tim 1,13 ; 6,4 ; 2 Tim 3,2 • sauf en 1 Tim 1,20 ; 6,1 et en Tt 2,5 où l’acception est plus classique mais pas thématisée), ainsi que dans une littérature chrétienne plus marginale (1P 4,4 • 2P 2,2.10-12 • Jude 1,8-10 • Ap 2,9 ; 13,1.5.6 ; 16,0.11.21 ; 17,3). Par anticipation sur la paragraphe suivant, on ajoutera la mention peu relevante de Mc 7,21-22// pour la calomnie, incluse dans un effet de catalogue.

 

Au fil des évangiles, le blasphème est, soit prétexté par les adversaires de Jésus pour le mettre en difficulté ou accusation, soit évoqué par Jésus dans un passage qui, tous synoptiques confondus (Mc 3,22-30 //Mt,Lc), demeure mystérieux et d’une interprétation difficile voire irrésolue si on ne se contente pas d’y voir un refus obstiné d’espérance : étymologiquement, le blasphème voile le sens de la promesse de Dieu et entretient la confusion des valeurs spirituelles. En ce sens, il charrie avec lui de l'impardonnable, littéralement quelque chose qui ne peut être délié, dont on reste irrémédiablement prisonnier, sans que Dieu puisse rien faire sinon aimer et patienter.

Autre lecture possible, trop brièvement déposée ici : le contexte des passages synoptiques (évangiles selon Mt, Mc, Lc en lecture parallèle) sur le blasphème contre le Saint-Esprit et le dialogue un peu absurde et cocasse qui s’y déploie entre Jésus et ses contradicteurs autour de Béelzéboul laissent entendre ceci : l’humour et l’autodérision – ou plutôt leur absence, autrement dit l’entêtement et la pure bêtise humaine – pourraient être la clé de lecture inattendue et déterminante de cet énigmatique péché contre l’Esprit saint, et pointer la part impardonnable quand tout le reste est prescriptible et rémissible. Cela constituerait un trait d’humour ultime, au second degré, comme plaidoyer évangélique contre l’imbécillité religieuse. Cette bêtise-là, source des plus grands aveuglements, serait un blasphème imprescriptible contre l'intelligence – autrement dit : à sortir de belles âneries, il y a vraiment de l'impardonnable dans l'air  ! Entend qui pourra, et malheur aux crétins  !

Il se pourrait donc que ces textes d'évangile dénoncent ici la stupidité incommensurable de certain.e.s, obnubilé.e.s par des concepts et des codes et des mots auxquels ils se raccrochent comme à des idoles. Voilà ce qui serait impardonnable : voiler la révélation, confisquer la religion à son seul profit, rendre Dieu haïssable, capturer pour soi les symboles ouverts à tous, empêcher autrui d'être inspiré.e et renouvelé.e dans son intelligence par l'Esprit Saint  ! Tous seraient coupables de... blasphème contre la vie . En ce cas, comment peuvent-ils jamais faire l'expérience du pardon, de la grâce, du don et de l'amour de Dieu  ?

 

Reste le blasphème invoqué comme motif d’accusation religieuse contre Jésus : dans le même mouvement de combat contre l’aveuglement et la bêtise crasse, on se demande comment on ose encore invoquer le blasphème comme motif pertinent alors que Jésus a été injustement mis à mort pour cela. Autrement dit, comment le blasphème peut-il continuer d’être allégué en christianisme tandis le Christ a été remis aux autorités romaines pour cette raison-là puis crucifié pour sédition ? La contradiction est telle qu’elle devrait définitivement barrer tout usage de ce mobile, mais peut-être est-elle tellement énorme qu’on finit par ne plus la voir au point de continuer à céder sans ambages à un réflexe grégaire devant ce qui passe pour affront religieux…

 

 

De l’agacement à la dénonciation virulente, la réaction des offensé.e.s devrait les questionner. Car le Nouveau Testament signe la subversion et la fin du blasphème ; il admet en creux que toute critique est désormais possible, même si elle n’est pas toujours pertinente, ni forcément heureuse ou de bon goût. Que celles et ceux qui se prétendent fidèles au texte et à leur dieu relisent leurs classiques et révisent leurs références avant de satisfaire à nouveau le complexe d’Elie pour glisser avec plus ou moins d’indolence vers l’intolérable violence du Carmel (cf. 1 Rois 18) et la radicalisation de la foi au nom du Bien. Ce n’est là qu’une dérive impie et idolâtre, une autre bêtise religieuse peut-être irrémissible. Il y a, voyez-vous, à prier encore un peu le Notre Père pour le pardon des offenseurs, même si la traduction liturgique a trop moralisé le texte original sur ce point. Sans quoi ce pourrait bien rester – pour soi – sans pardon à jamais (Mc 3,29). Ha !

 

 

Que cette Vie de J.C. imaginée par Zep plaise, agace ou indiffère, elle ouvre des espaces de sens à partager, elle permet, à partir d’un Jésus de comédie, des reprises critiques avisées et construites, dialoguantes plutôt que pontifiantes. C'est le pari de mes collègues genevois.es qui organisent ces mardi et mercredi 11 et 12 janvier 2022 leurs traditionnelles Journées théologiques de la nouvelle année sur l'humour et le rire. Zep comptera parmi les intervenants.

 

Pour une fois, voyez-vous, Jésus est franchement Couleur 3 plutôt qu’Espace 2 (ou La Première) dans le paysage du service public. Et alors ? A l’image d’un repas que Jésus partage chez Simon le pharisien (Lc 7,36-50) et d’une petite histoire opportune qu’il lui raconte, on est vraisemblablement plus correct sur les chaînes les plus sages de la RTS, oui. Mais voilà que déboule une importune qui vient casser les conformismes et troubler les codes de bienséance. De celle-là, anonyme, perdue et déconsidérée par l’establishment, en recherche du Christ et de rédemption à sa manière, Jésus dira qu’il y a pour Dieu un jeu de grâce et de salut qui excède la correction sociale et religieuse. Ça remue et ça bouscule du côté des convenances, ça s’offusque et ça grommelle. Mais qu’importe, la vie de Dieu passe quand même. C’est dire qu’on peut se détendre et se laisser déranger : se laisser évangéliser par l’inattendu. Et puis, allez savoir : peut-être que du coup, pour l’humour de Dieu, on (se) fera aussi un peu moins chi**.

 

BM