La nature n'est pas une divinité

Les forces du Mal et les trois Gorgones, partie de la Frise Beethoven, Gustav Klimt, 1902 / Gustav Klimt - Les forces du Mal et les trois Gorgones - 1902
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Les forces du Mal et les trois Gorgones, partie de la Frise Beethoven, Gustav Klimt, 1902
Gustav Klimt - Les forces du Mal et les trois Gorgones - 1902

La nature n'est pas une divinité

Par Gilles Bourquin
4 janvier 2022

Derrière le mouvement idéologique opposé aux vaccinations se cache l'idée selon laquelle la nature est « bien faite », à savoir autosuffisante, autoguérissante, harmonieuse et pure, tandis que ce qu’on y ajoute, en l’occurrence la technique des vaccinations, mais aussi toute médecine allopathique, serait « mal fait » et nocif. La divinisation de la nature et la diabolisation des progrès de l’humanité sont les deux faces de la nouvelle donne culturelle qui s’impose actuellement en Occident. Certes, les médecines alternatives ne sont pas dénuées de bienfondés : elles considèrent l’être humain comme un tout (corps, âme, esprit) et requièrent la participation du patient, mais elles véhiculent aussi l’utopie d’une guérison et d'une santé entièrement naturelles.

Les hommes préhistoriques étaient soumis aux violences du milieu naturel (climat, prédateurs, parasites, maladies, etc.) et pourtant, ils ont adoré et déifié la nature dont dépendait leur santé, mais en la morcelant en une multitude de petits dieux bénéfiques et de démons maléfiques, correspondant aux forces structurantes et chaotiques de la nature. La nature était à la fois la source de leur survie et celle de leurs souffrances. Jamais, dans l’histoire des religions, la nature n’a pu être déifiée sans ambiguïtés, et la représentation d’une nature tout-à-fait divine ne correspond pas non plus au concept de nature que reflète le Nouveau Testament, et en particulier l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains. A partir de trois textes de cette épître, j’esquisse ci-dessous une vision pondérée des divers aspects de la nature, au sens actuel de ce terme, désignant l’environnement et la constitution des êtres vivants. Je précise que je ne commente pas ici le sens du mot grec phusis, qui a donné en français le mot « physique », qui est habituellement traduit par « nature » dans le Nouveau Testament et qui a le sens davantage normatif de « disposition, ordre, loi universelle ».

La nature comme Création, centrée en dehors d’elle-même

Selon les trois monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam), la nature créée se situe en troisième position de la structure syntaxique élémentaire « sujet-verbe-objet », et le rapport entre le sujet (Dieu) et l’objet (la nature) n’est pas fusionnel, il est calqué sur celui d’un artisan avec son œuvre. Le Dieu unique n’appartient pas à la nature, il la transcende, il lui est Tout-Autre. Qui regarde la nature doit regarder vers le Créateur, s’il ne veut pas tomber dans l’idolâtrie. N’étant pas divine, la nature n’a pas une connaissance infinie d’elle-même, elle ne s’est pas autoengendrée et illustre une première passivité.

Dans le premier chapitre de l’épître aux Romains, Paul affirme que « ce que l’on peut connaître de Dieu est manifeste […]. En effet, depuis la création du monde (grec : cosmos), ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence » (v.19-20). Nous avons là une première définition esthétique de la nature, qui peut être théophore (= porteuse de Dieu) ou théophanique (= manifestant Dieu). Cette esthétique divine doit tout-de-même être nuancée, car la nature contient autant d’ordres que de chaos, de beautés que de laideurs (phénomènes ravageurs, êtres vivants hideux, vénéneux, blessures, infections, excréments, cadavres, etc.). Le constat final du passage est d’ailleurs négatif : « Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur […], c’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions (grec : pathos) avilissantes » (v.25-26). Ce caractère pulsionnel, à la fois émotionnel et intentionnel, est inscrit dans le psychisme d’autres êtres vivants que les humains.

La nature déchue, soumise à la vanité

Le second passage de l’épître aux Romains accentue le contraste entre l’état présent et futur de la Création : « J’estime en effet que les souffrances (grec : pathema) du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation (grec : apocalupsis) des fils de Dieu, livrée au pouvoir du néant (autre traduction : « soumise à la vanité ») – non de son gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée – elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,18-21). Si selon Paul, la nature est esthétiquement belle et révélatrice de la gloire de Dieu, elle est éthiquement corrompue, de façon analogue à l’homme, jusqu’à l’avènement du monde surnaturel. Le sujet de l’incise (« celui qui l’a livrée ») est sans doute volontairement indéfini par l’apôtre. Il peut s’agir soit de Dieu, soit d’Adam (responsable de la chute du monde hors du paradis), soit de Satan. Cette conception du néant ou de la vanité renvoie tant au péché de l’homme qu’au caractère dégradable et éphémère des réalités terrestres (cf. note TOB).

Les principes de la biologie moderne présentent une certaine affinité avec cette description théologique de l’état de nature : A partir d’un certain degré de complexité, les individus de toute espèce sont mortels et se reproduisent au travers de cellules particulières (gamètes) qui transmettent la vie aux individus de la génération suivante. A cette mort programmée génétiquement, qui chez la plupart des espèces suit de près la fin des capacités de reproduction (Dict. de Biol., J. Berthet et al.), s’ajoute la mort provoquée par le milieu (lithosphère, hydrosphère, atmosphère) ou par d’autres individus (sélection sexuelle, prédation, etc.). Dans tout écosystème, les individus de toute espèce sont impliqués dans des chaines alimentaires (certains seulement à titre de nutriment). Enfin, les individus de toute espèce transforment l’écosystème dont ils font partie et le dégradent lorsqu’ils sont en surnombre. L’espèce humaine étant soumise à divers degrés à ces principes biologiques, toutes nos tentatives de surpasser radicalement les conditions existentielles du vivant sont vaines. Tant le survivalisme, qui nous replonge dans la bestialité, que le transhumanisme, qui prétend nous en délivrer complètement, sont utopiques.

La nature humaine, un concept limite

L’épître aux Romains offre une troisième approche de la nature qui ne fait pas appel au concept de Création, mais à ceux, uniquement appliqués à l’homme et interdépendants, de corps (grec : soma) et de chair (grec : sarks). Après tout, afin d’acquérir une perception intime de ce que peut être la « nature », pourquoi ne pas observer notre constitution humaine ? La théologie de Paul définit la « nature » humaine au travers du conflit de deux attitudes fondamentales : la vie spirituelle, sainte, et la vie charnelle, pécheresse : « Nous savons, certes, que la loi est spirituelle (grec : pneumaticos) ; mais moi, je suis charnel (grec : sarkinos), vendu comme esclave au péché. Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais » (Rm 7,14-15). La subtilité de cette compréhension de l’homme consiste à situer notre être spirituel comme un observateur démarqué de la dynamique mortifère qui se trame dans nos membres. Le soi intérieur fait face à un étranger qui est aussi soi : « Car je prends plaisir à la loi de Dieu, en tant qu’homme intérieur, mais, dans mes membres, je découvre une autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps (grec : soma) qui appartient à la mort ? Grâce soit rendue à Dieu par Jésus Christ, notre Seigneur ! (Rm 7,22-25).

Les théologiens réformés soulignent en général la distinction entre la chair (sarks), qui est une dynamique de vie orientée par les pulsions égoïstes, et le corps (soma), qui est un organisme vivant, bon et créé par Dieu. Cette distinction est pertinente, mais elle doit être atténuée, car un lien étroit subsiste entre l’attitude charnelle et le corps physique. Chez Paul, les termes sarks et soma peuvent être en partie interchangeables. Par exemple, dans le passage précité, Paul situe la loi du péché dans les membres du corps mortel. La « nature » humaine apparait ainsi être un concept limite, car l’appartenance de la liberté spirituelle de l’homme à sa « nature » est discutable. On ne sait trop s’il faut l’incorporer ou au contraire l’en démarquer, restreignant la « nature » humaine au couple chair-corps marqué par la corruption. Certains théologiens, à juste titre, soulignent que le péché peut être situé autant dans l’esprit que dans le corps, bouleversant ainsi la logique paulinienne. Par exemple, l’orgueil est spirituel, tandis que la convoitise est charnelle.

Conclusion sous forme de résumé

La modernité ne supprime pas les dieux, elle les déplace. L’abandon actuel de la foi au Dieu transcendant et créateur conduit à la divinisation de la nature et à la diabolisation de l'humain, auquel il est reproché d’usurper l’état de nature en s’attribuant indument des droits qu’il ne reconnait pas aux autres espèces. Dans ce sens, l’antispécisme renvoie l’humanité à l’animalité en niant la spécificité spirituelle de l’homme. Selon la théologie chrétienne, le monde naturel n’est pas divinisé, et le monde humain n’est pas diabolisé. Tous deux relèvent de la condition existentielle commune à toutes les créatures, qui est celle de la finitude, de l’imperfection, de l’évolution, de l’inachèvement, de la corruption partielle et de l’espérance. La nature, création de Dieu, « gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22), tandis que le croyant lutte contre les forces chaotiques qui déstructurent son existence au sein du cosmos.

Plusieurs articles sur ces thèmes se trouvent sur mon site gillesbourquin.ch.