Anges et démons, quelle réalité?
Ils hantent notre imaginaire. Œuvrant respectivement du côté du bien et du mal, anges et démons semblent se partager la part invisible de notre réalité. Simples créatures imaginaires ou véritables messagers d’un outre-monde, les avis divergent. Mais d’où nous viennent ces figures ancestrales?
«La thématique des anges et des démons a surtout été développée au sein du christianisme», relève David Hamidovic, historien de l’Antiquité à l’Université de Lausanne et auteur de L'insoutenable divinité des anges (Ed. du Cerf, 2018). «Si cette opposition entre forces du mal et du bien existent déjà dans la Bible hébraïque (Ancien Testament), celles-ci n’étaient jusque-là pas forcément incarnées par ces deux catégories.»
Méfiance du monothéisme
Dans la Bible hébraïque, les références aux anges étaient d’ailleurs même plutôt sujettes à une certaine méfiance. «Les anges étaient alors considérés comme un reliquat du polythéisme, duquel certains rédacteurs peinent à s’affranchir, alors que toute l’Écriture s’attache au contraire à affirmer l’existence d’un Dieu unique», explique-t-il. «À partir du 3e siècle avant notre ère, apparaît l’idée dans le judaïsme ancien, puis le christianisme et plus tard l’islam, que l’ange est véritablement un fonctionnaire de Dieu, envoyé sur Terre pour accomplir des missions en son nom.»
Ainsi, c’est surtout dans le Nouveau Testament qu’essaiment ces figures célestes, de l’Ange Gabriel qui vient annoncer la naissance du Sauveur aux anges victorieux de l’Apocalypse. Quant aux démons, ils apparaissent surtout au sein des Évangiles lorsque Jésus guérit des êtres possédés, ainsi que dans les combats de la fin des temps. Des présences spirituelles à prendre au sérieux?
Réalités immatérielles
«Pour le catholicisme, anges et démons ne relèvent pas de simples représentations symboliques du bien et du mal, mais constituent de véritables entités», indique le théologien catholique Pierre de Martin de Viviés, auteur de Ce que dit la Bible sur les anges et démons (Ed. Nouvelle Cité, 2013). Et ce spécialiste de mentionner d’ailleurs la pratique bien installée de l’exorcisme, ministère spécialisé dans la guérison de possessions démoniaques.
«La question des anges et des démons, la théologie réformée moderne et contemporaine ne l’aborde pas vraiment», exprime de son côté le théologien réformé Elio Jaillet de l’Université de Genève. «On peut d’ailleurs s’en étonner, vu leur omniprésence dans la Bible.» À une autre époque pourtant, le réformateur Calvin puis le théologien protestant Karl Barth affirmaient clairement leur existence bien réelle – «ce que ne remet pas en cause la théologie actuelle», précise Elio Jaillet. «Pour les réformés, les anges, comme les saints, semblent superflus.»
Interactions en coulisses
«Le focus de la Bible n’est pas de nous révéler ce qu’il se passe en coulisses, mais bien ce qui se joue sur la scène, à savoir la rencontre entre Dieu et l’être humain», formule pour sa part le théologien évangélique David Richir à la HET-PRO. «Anges et démons font partie du décor pour nous rappeler l’existence d’un monde caché qui nous échappe. Parfois des humains sont amenés à en découvrir quelques bribes, pour être encouragés ou avertis, mais ce n’est pas à nous de nous immiscer dans ce monde-là.»
Dans l’histoire, l’Église catholique a pourtant cherché à comprendre la construction de ce monde invisible, en précisant les différents rôles de cette hiérarchie céleste. «Dieu étant considéré comme le roi des cieux, on va projeter sur cette royauté divine ce que l’on connaît de la royauté terrestre», explique Pierre de Martin de Viviés. Ainsi dans la cour éternelle, on retrouve avec les anges «les courtisans, destinés à chanter les louanges de leur souverain, le versant militaire, abondamment représenté dans l’iconographie chrétienne, mais encore toute l’administration civile, soit les petites mains qui font tourner les rouages de la mécanique céleste, assurant les phénomènes astraux ou météorologiques».
Le catholique évoque encore les archanges, équivalents de ce que serait un conseil rapproché: «Dans le judaïsme, on les appelle les anges de la face ou de la présence, car ce sont les seuls qui peuvent se tenir devant Dieu sans avoir été convoqués.» Quant aux bien connus séraphins et chérubins, ils s’apparenteraient à ses gardes du corps. «On est cependant loin des anges joufflus aux ailes de moineaux tels que les peintres de la Renaissance les ont représentés!» insiste le théologien. «Selon les textes, leur apparence est aussi impressionnante que terrifiante: les chérubins sont des sortes de taureaux androcéphales ailés, et les séraphins se rapprocheraient plus de la figure du dragon.»
Gare au déni ou à la fascination
Ce qui distingue alors ces créatures des démons? Leur soumission totale à Dieu. «Sans celui qui l’envoie, l’ange n’est rien», formule David Richir. Quant à la fonction des démons, au regard du texte biblique, elle se résume «à défigurer notre humanité, soit cette image de Dieu qu’il y a dans chaque être humain», exprime-t-il.
«À l’exorcisme, le protestantisme va préférer la médicalisation, c’est-à-dire rationnaliser ces phénomènes, les regarder sous le prisme de la psychiatrie», relève Elio Jaillet. David Richir pointe quant à lui le risque «de se défausser trop facilement en attribuant à une puissance spirituelle ce qui relève de notre propre responsabilité: un mauvais comportement est moins souvent lié à un démon qu’au combat intérieur qui se joue en chacun.»
Face à ces entités mystérieuses, il est «un équilibre à trouver entre ignorance et fascination», pose-t-il. «Ne dit-on pas justement que la plus belle ruse du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas?» Elio Jaillet en est d’ailleurs persuadé: «La question des anges et des démons mériterait d’être empoignée plus sérieusement en théologie réformée.»