Ouïghour: témoignage d'un exilé

Une femme conduisant des vaches le long de la route de Karakorum, qui relie la région du Xinjiang en Chine au Pakistan. Photo prise en 2012. © iStock/Tiago_Fernandez / Une femme conduisant des vaches le long de la route de Karakorum, qui relie la région du Xinjiang en Chine au Pakistan. Photo prise en 2012. © iStock/Tiago_Fernandez
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Une femme conduisant des vaches le long de la route de Karakorum, qui relie la région du Xinjiang en Chine au Pakistan. Photo prise en 2012. © iStock/Tiago_Fernandez
Une femme conduisant des vaches le long de la route de Karakorum, qui relie la région du Xinjiang en Chine au Pakistan. Photo prise en 2012. © iStock/Tiago_Fernandez

Ouïghour: témoignage d'un exilé

Témoignage exclusif
Kerim est ouïghour. Il y a trente ans, il a fui le régime chinois et trouvé refuge en Suisse. Il revient aujourd’hui sur les raisons de son exil, les tentatives d’intimidation dont il est victime. Interview.

Parce qu’il a trahi le Parti communiste chinois il y a trente ans, Kerim s’est exilé en Suisse. La raison? Cet ancien diplomate à la botte du régime chinois, mais d’origine ouïghoure, a voulu aider les siens. Aujourd’hui naturalisé, Kerim vit dans le canton de Vaud, et subit encore des intimidations de la part du gouvernement chinois. Ce qui ne l’empêche pas de dénoncer le génocide dont est victime le peuple ouïghour, une ethnie minoritaire turcophone de religion musulmane, présente dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, au nord-ouest de la Chine. Interview.

Pourquoi avoir choisi l’exil il y a trente ans?

Pour sauver ma vie. À l’âge de 25 ans, je suis devenu diplomate à l’ambassade chinoise du Pakistan. Mon travail consistait à soutenir la propagande chinoise et à surveiller les forces dites anti-chinoises, dont faisaient partie des Ouïghours qui avaient pu fuir le pays à l’arrivée des communistes ou qui avaient été autorisés à étudier à l’étranger.

Après trois ans en poste, un espion chinois d’origine ouïghoure m’a remis un rapport portant sur un groupe d’étudiants ouïghours qui faisaient des recherches sur l’histoire de leur peuple. Je devais le transmettre à Pékin. J’ai gardé le rapport, informé les étudiants de la situation et les ai prévenus de ne pas remettre les pieds en Chine. Pour moi, il ne s’agissait pas d’un acte de trahison. Devant un tel cas de conscience, j’estime avoir pris le bon chemin, celui de mon coeur. Pourtant, je savais que dès lors, si je rentrais en Chine, je serais arrêté ou tué.

Comment avez-vous compris le sort qui vous serait réservé?

Quatre mois après les faits, le 4 novembre, à 8h30 du matin, le téléphone a sonné dans ma chambre. Le consul demandait à me voir. Il avait reçu un télégramme de Pékin. Le message indiquait qu’un membre de ma famille était hospitalisé et que je devais rentrer le lendemain, les billets d’avion avaient été achetés. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’avais des problèmes.

Avez-vous pris cet avion?

Non. J’ai prétexté l’achat d’un cadeau pour mon frère, que je n’avais pas vu depuis trois ans, pour sortir de l’ambassade, sur écoute, et téléphoner à ma famille. Ma sœur m’a confirmé que ma famille était en bonne santé, mais que je devais sauver ma vie et partir. Avec mon collègue ouzbek, qui était sur le point d’avoir lui aussi des problèmes avec le gouvernement chinois, nous avons alors décidé de nous enfuir.

Nous avons quitté l'ambassade sous des couvertures.
Kerim

Où êtes-vous allé chercher de l’aide?

Nous nous sommes immédiatement rendus à l’ambassade américaine. Mais notre demande a essuyé un refus de Washington. C’était en 1989, quelques mois après le massacre de Tian’anmen, le contexte était tendu. Nous avons quitté l’ambassade cachés sous des couvertures à l’arrière d’une voiture et nous sommes rendus chez un ami pakistanais.

Comment s’est organisée votre fuite?

Nous avons fait une demande officielle de protection auprès du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés, pour qui travaillait la sœur de cet ami. Nous avons ensuite vécu 75 jours cachés dans les montagnes pakistanaises, avec pour seul réconfort la saveur des chapatis (pain traditionnel du monde indien, ndlr).

La Suisse a été la première à donner son feu vert pour vous accueillir. Pourtant, votre départ a été rocambolesque.

Nos photos circulaient dans les aéroports. Il devenait impossible de quitter le territoire discrètement. C’est la Croix-Rouge qui a pris les choses en main. Nous nous sommes laissé pousser la barbe et avons revêtu les habits traditionnels pakistanais. Nous devions d’abord partir pour Kaboul, mais la guerre civile avait éclaté. La fuite vers New Delhi a dû être également abandonnée, la frontière était minée et fourmillait de soldats. La voie officielle a été finalement l’option retenue.

À quel prix?

Nous avons promis de garder le silence sur la situation politique qui précédait l’arrivée au pouvoir de Benazir Bhutto, nouvelle Première ministre du Pakistan. Nous nous sommes donc envolés pour la Suisse, sans passeport, avec pour seul bagage un pantalon et quelques dollars en poche. À Genève, après trois jours de détention à l’aéroport, c’est la difficile vie de réfugié qui a commencé. Mais j’étais soulagé d’être en Suisse.

Soulagé et hors de danger, en était-il de même pour vos proches restés au Xinjiang?  

Ma famille a subi des pressions de la part du gouvernement chinois. Elle était constamment surveillée et devait informer les autorités si j’entrais en contact avec elle. Ma mère est venue une fois en Suisse pour me voir. Elle avait avec elle une lettre des autorités à me transmettre. Quatre pages d’arguments pour me faire revenir en Chine et me garantir que mes erreurs seraient pardonnées. Je n’ai jamais répondu.

À la suite de ce courrier, les autorités vous ont-elles laissé en paix?

Non. À plusieurs reprises, elles m’ont tendu des pièges. Des cadeaux envoyés par ma famille m’attendaient à Milan, en Italie. Je ne m’y suis pas rendu. Une autre fois, une ancienne camarade d’études m’attendait dans un hôtel à Vienne, en Autriche. J’y suis allé, plusieurs jours après la date du rendez-vous, accompagné d’un ami. À la réception, on m’a informé qu’aucune femme ne s’était présentée, mais bien sept Chinois. 

Ma famille a subi des pressions de la part du gouvernement chinois.
Kerim

Aujourd’hui, quels contacts maintenez-vous encore avec vos proches?

Mon oncle, avec qui j’ai grandi, a pu venir en 2015, après avoir attendu un an pour obtenir les autorisations nécessaires et en sachant que s’il ne rentrait pas, ses enfants seraient arrêtés. Lui aussi était chargé d’une mission: le gouvernement chinois se proposait de m’acheter une maison, si je me mettais à son service. À nouveau, je ne suis pas entré en matière. Aujourd’hui, nous pouvons seulement poster quelques photos sur WeChat, une application de messagerie chinoise. Mais tout est surveillé, il faut faire attention et ne pas envoyer de message direct.

Quant à ma mère, j’avais pour habitude de l’appeler deux fois par année. À Noël dernier, elle m’a dit: «Ne m’appelle plus. La prochaine fois que nous nous verrons, nous serons dans un autre monde». Je lui ai répondu que je comprenais.

Les conditions de vie du peuple ouïghour se sont-elles péjorées depuis votre jeunesse au Xinjiang?

Oui. Lorsque les Chinois sont arrivés en 1949 et que la République populaire de Chine a annexé le Turkestan oriental en 1955, devenu la région autonome ouïghoure du Xinjiang – «Nouvelle frontière» en chinois – les Ouïghours sont devenus une minorité ethnique. L’autonomie garantie par la Constitution chinoise n’a jamais été respectée. Depuis 2017, avec l’ouverture de camps d’internement notamment, il ne s’agit plus seulement de la répression d’une culture, mais de l’éradication d’un peuple.

En avez-vous fait directement les frais?

Dès leur arrivée, les communistes ont colonisé et exploité le territoire occupé par les Ouïghours. Ils se sont mis à contrôler et à assimiler la population indigène. Je suis né en 1961 dans une ville au centre du Xinjiang construite par les colons chinois et des ouïghours. Parmi eux, il y avait mes grands-parents maternels. Originaires de la ville de Kashgar, ils ont été déplacés 1000 km au nord. Du côté paternel, mes grands-parents possédaient des terres dans les steppes et élevaient des chevaux. Ces terres leur ont été confisquées par les colons communistes.

En 1963, mon père s’est fait arrêter. Ce médecin qui avait suivi ses études en Russie a été qualifié d’ennemi du peuple chinois et condamné à vingt ans de travaux forcés dans un camp de charbon. Je ne l’ai jamais revu. Ma mère a été envoyée dans un camp de rééducation à la montagne, ses enfants ont été dispersés. J’ai donc été élevé par mes grands-parents maternels. Lorsqu’elle est revenue, elle a épousé un homme qui avait une bonne position dans le Parti communiste, dont ma mère est à son tour devenue membre.

En tant que Ouïghour, n’est-ce pas paradoxal de devenir diplomate et de participer à la propagande du régime ?

J’ai grandi dans un contexte chinois, suivi l’école chinoise, puis l’université où on cherchait à formater une élite ouïghoure au service du Parti communiste. On ne vous laissait pas le choix. Il était impossible de faire part de vos désaccords et de votre révolte face au régime.

Il ne s’agit plus seulement de la répression d’une culture, mais de l’éradication d’un peuple.
Kerim

Aujourd’hui, votre parole s’est libérée et vous parlez d’un génocide du peuple ouïghour.

Depuis 2017, les disparitions de Ouïghours se sont multipliées. Le gouvernement chinois avait lancé une grande campagne de santé, durant laquelle il prélevait notamment l’ADN des ouïghours. Des camps d’internement ont ouvert leurs portes. Les gens y sont torturés, les femmes stérilisées, il y a du trafic d’organes. Quant aux enfants, ils y sont endoctrinés. Le seul crime de ces personnes est ne pas être chinois.

Le gouvernement chinois réfute ces accusations. Il parle de camps de formation professionnelle servant la lutte antiterroriste et contrant l’extrémisme religieux.

La Chine attribue plusieurs attentats à des membres de l’ethnie des Ouïghours. Mais il n’y a pas d’extrémisme religieux. Avant les attentats du 11 septembre 2001, les Ouïghours qui se révoltaient contre le régime étaient accusés de «séparatisme». Depuis, on parle de «terrorisme». La question religieuse n’est pas un argument. Il y a la volonté d’éradiquer une population. Le gouvernement chinois est en quête d’un territoire stratégique: situé sur l’ancienne route de la soie, les frontières extérieures de cette région 40 fois plus grande que la Suisse sont communes avec huit pays. Elle dispose aussi de ressources naturelles telles que le coton, le pétrole ou le charbon.

Comment expliquer que la communauté internationale soit aussi frileuse?

La Chine représente des intérêts économiques pour de nombreux pays. Même la Suisse a signé un accord de libre-échange avec la Chine. Quant à l’ONU, comment peut-elle intervenir alors que la Chine fait partie du Conseil de sécurité et qu’elle est donc dotée d’un droit de veto? 

Est-ce la raison de votre engagement personnel en faveur de votre peuple?

Je suis membre du Congrès mondial des Ouïghours qui représente l’intérêt collectif du peuple ouïghour dans le monde. Nous manifestons pacifiquement pour demander notamment le droit à l’autodétermination pour les Ouïghours, que les médias nous entendent et servent de relais. Mais si je suis révolté, je suis aussi impuissant.

D’où votre témoignage aujourd’hui?

Je parle pour montrer au monde ce qui se passe et comment le gouvernement chinois compte encore trop sur le silence pour régner. L’oppression a augmenté, car c’est le seul moyen que connaît le Parti communiste, pour faire notamment peur au peuple chinois. C’est maintenant qu’il faut parler. Lorsque les historiens prendront la parole, il sera trop tard.