L’écriture inclusive doit son nom à la théologie protestante
L’écriture inclusive fait incontestablement partie des grands débats ô combien sensibles de cette décennie. Et le champ de la religion ne saurait y échapper. Si certains s’en offusquent, d’autres embrassent à corps perdu cette nouvelle façon de dire et penser le monde. Alors que Le Courrier annonce se lancer prochainement dans l’écriture épicène et que la RTS attire l’attention de ses collaborateurs sur le sexisme qui transparaît dans nos mauvais usages langagiers, Julie Abbou, une chercheuse française en sciences du langage et spécialiste des questions de genre, vient rappeler les origines toutes protestantes de ce terme. Interview.
L’expression «écriture inclusive» – notion qui fait tant débat aujourd’hui – trouve, selon vos recherches, ses racines dans la théologie protestante. Qu’en est-il exactement?
Les premières utilisations des termes «langage inclusif» et «écriture inclusive» se retrouvent sur différents supports à partir de la toute fin des années 1970, début des années 1980, aux États-Unis et au Canada. Et quand on regarde de près ces productions, on s’aperçoit que c’est quasiment uniquement le fait de théologiennes féministes protestantes. Dans une moindre mesure, certaines théologiennes évangéliques emploient également ces expressions, mais c’est surtout du côté des protestantes historiques que l’on note cette nouvelle terminologie.
Quel était le but de ces théologiennes?
Selon la théologienne Nancy Hardesty, l’objectif du langage inclusif est de signifier que le message de la Bible s’adresse à tout le monde, et non seulement aux hommes. Pour cela, elles portaient deux revendications distinctes. Premièrement, l’idée était de s’adresser dorénavant autant aux croyantes qu’aux hommes et que celles-ci puissent s’exprimer en leur nom et sensibilité propres. Ce qui est d’abord visé, c’est une visibilisation des femmes aux côtés des hommes. Ensuite, certaines d’entre elles souhaitaient également revisiter les textes bibliques, notamment sur des aspects terminologiques. Elles avancent que l’on parle de Dieu seulement par analogie, donc si Dieu est masculin, alors le masculin est Dieu, et c’est cela qu’elle veulent remettre en question.
Sous quelle forme se présentait cette nouvelle écriture inclusive?
Par exemple, au lieu de dire «Jésus est le fils de Dieu», elles proposent de parler de «l’enfant de Dieu», de démasculiniser les métaphores en utilisant des termes abstraits ou épicènes, de remplacer les emplois de «homme» par «humain», etc. Certaines vont ainsi aller jusqu’à remettre en question le genre de Dieu. Pas tellement pour dire que Dieu est une femme, mais pour affirmer qu’on n’a pas besoin de le masculiniser. Elles essayaient donc de trouver un peu ce qu’on appelle aujourd’hui des pratiques épicènes du langage. L’idée générale était de dire: n’insistons pas sur le caractère genré. Et pour une minorité d’entre elles: ne genrons pas Dieu.
Dans quels types de productions retrouvait-on ces références au langage inclusif?
Différents ouvrages théoriques sur ces questions étaient publiés et de nombreux débats avaient lieu sur le sujet. Comme on le voit aujourd’hui, les débats sur ces questions se passent dans plein d’endroits différents. Historiquement, on en a la trace via des publications scientifiques ou certains recensements dans des journaux. Mais on n’a malheureusement pas toute l’épaisseur du débat.
Jusqu’à quel point ce militantisme originel va-t-il porter ses fruits?
En 1979, le Conseil œcuménique des Églises américaines, le National Council of Churches, lance une nouvelle traduction de la Bible et publie, dans cette même volonté de vie plus inclusive, un lexique ad hoc. Cette nouvelle version standardisée de la Bible est confiée au révérend Bruce Metzger. Celui-ci n’est pas spécialement féministe, mais une forme de consensus s’est imposé au sein du Conseil pour admettre qu’il faut désormais intégrer un peu plus les croyantes. De fait, cette nouvelle version qui se veut plus inclusive se révèle un peu de l’ordre de l’entre-deux. Lors de sa parution en 1990, celle-ci ne manquera pas de susciter de vifs débats: certains lui reprochent de ne pas aller assez loin, tandis que d’autres trouvent que c’est déjà beaucoup trop.
Les théologiennes protestantes ne se sont donc pas contentées de créer le terme d’écriture inclusive, elles se sont clairement approprié ces pratiques...
Absolument. Par contre, on ne peut pas dire qu’elles sont à l’origine de ces pratiques – contrairement aux termes de «langage inclusif» et «écriture inclusive». Cette tendance s’inscrit dans une mobilisation sociale plus large, car dans ces années 1970, cette prise de conscience se passe en même temps en plein d’endroits différents, au sein de cercles féministes variés, y compris dans la théologie féministe.
Comment comprendre cette adhésion si rapide de ces théologiennes protestantes, en avance sur leur temps finalement, ou en tout cas autant à l’avant-garde que d’autres féministes?
Je ne suis pas théologienne, mais ce que je vois, c’est que cette préoccupation apparaît dans tous les monothéismes qui ne sont pas centralisés. Car il existe aussi un féminisme juif, évangélique et musulman, même si celui-ci ne prend pas les mêmes formes du point de vue des revendications linguistiques. Les deux endroits où on ne retrouve pas cette discussion, c’est dans le catholicisme et chez les orthodoxes. J’en déduis alors que cela est lié au fait que ces confessions n’ont pas d’institution centralisatrice pour dire qui est le sujet idéal de la religion, et que cela permet ainsi aux gens d’être dans une appropriation plus forte. La question de l’inclusion ne s’arrête d’ailleurs pas au genre, mais englobe aussi l’intégration des personnes non-blanches et LGBT.
N’est-ce pas étonnant que ce terme de «langage inclusif» soit apparu dans un contexte religieux ?
Oui, c’est intéressant. En France, en tout cas, à ce moment-là, on ne parle en effet que de «féminisation», de «pratique féministe» ou «non-sexiste» du langage ou encore de «rédaction épicène», donc on n’est pas vraiment dans les termes de l’inclusion. Ce n’est sûrement pas pour rien que ces termes apparaissent dans le domaine de la théologie, cela doit certainement aller de pair avec cette logique d’inclusion que l’on retrouve au cœur des religions monothéistes, que celles-ci soient chrétienne, juive ou musulmane, à travers les notions de partage, de solidarité ou d’égalité que celles-ci défendent.
Mais ce terme a certainement été choisi en raison de sa référence à la notion de communauté, car on inclut toujours quelqu’un à un ensemble. On aurait pu dire «langage égalitaire» par exemple, mais on a choisi «inclusif» dans ces milieux, en référence à la communauté, qui est pensée dans un premier temps comme la communauté des hommes et qui doit devenir, par le recours à ce langage inclusif, la communauté des humains.
Et aujourd’hui, diriez-vous que le protestantisme continue de jouer un rôle particulier dans ces revendications?
J’ai l’impression que ce discours inclusif est moins audible aujourd’hui, mais peut-être n’est-ce qu’une impression. Par contre, ce qui est très clair, c’est que c’est dans les espaces de culture protestante qu’on a le plus de travaux sur la question et que le rapport au langage sur ces questions de genre est le plus avancé. C’est le cas aux États-Unis, au Canada, et en Allemagne. Et ce qui est assez parlant, c’est de voir la situation en Suisse, avec ses trois régions linguistiques. En Suisse alémanique, on féminise très facilement, tandis qu’en Suisse romande et italienne, les résistances sont beaucoup plus fortes, ces deux langues étant liées à des cultures plus catholiques...
Pourquoi la théologie protestante a été aussi pro-active?
Décryptage avec Joan Charras Sancho, théologienne.
«L’adhésion du protestantisme au langage inclusif tient à trois choses. D’abord, notre tradition en matière de traduction. Proposer une traduction de la Bible adaptée à son époque est l’un des piliers de la Réforme.
Ensuite, cela tient également à notre élan œcuménique fort, car la théologie protestante s’est nourrie dans les Amériques, tout à la fois des initiatives œcuméniques féministes, comme la collective L’Autre Parole au Québec, mais aussi des théologies féministes issues des théologies de la libération en Amérique latine.
Enfin, parallèlement, l’émergence du ministère pastoral féminin a favorisé la participation de femmes ayant une mission théologique dans l’Église, et elles ont pu y dénoncer un langage androcentré et sexiste. Ces théologiennes ont ainsi pu prendre part à ces travaux de traduction avec leur vécu de femmes et leur propre compréhension de Dieu.
Cette triple dynamique a suscité une créativité linguistique dans laquelle s’enracine l’écriture inclusive.»