Humanité et virtualité

Humanité pixelisée
i
Humanité pixelisée

Humanité et virtualité

Par Ariane de Rham
7 février 2021

Plus d’humanité dans les entreprises, c’est le ton qui règne depuis quelques années. Du management bienveillant. Du soutien au développement des compétences, de la responsabilisation, du respect des aléas de chacun. Et comme toujours, lorsqu’un sujet est thématisé, sur-thématisé, il révèle en fait la difficulté, le manque, l’absence, ici d’humanité, depuis longtemps. Ce qui pouvait être naturel en 1980 est aujourd’hui sujet de grandes théories, lieu de formations chères réservées aux privilégiés, créant des soi-disant cercles d’initiés aux meilleures méthodes promettant le bonheur des employés.

Et puis l’on se retrouve en télétravail, en semi-confinement, et l’humanité prend un autre ton. L’on réclame la machine à café, les échanges informels, les apéros à la sortie du boulot, toute cette socialisation qui fait vivre, qui motive, qui engage et encourage. Vivre en tant qu’êtres humains, réels, en chair et en os – rencontrer, saluer l’autre, le toucher, le ressentir, physiquement – est le souhait des uns, des autres, avec plus ou moins d’impatience. Chacun est plus ou moins conscient de notre dérapage virtuel, de la perte de réalité, de l’isolement.

L’humanité, au fond, qu’est-ce ? Wikipedia vous dira que c’est ce qui différence l’homme de l’animal – ou du divin. Comme un entre-deux, ni totalement livré à ses instincts, ni totalement dans la maîtrise. Mais surtout, l’humanité est collective. L’on ne saurait être « humain » tout seul, mais en groupe, en société. En rencontre permanente avec l’autre, les autres.

La rencontre oblige au dialogue, au débat, à l’échange d’expériences, de points de vue différents, issus de situations diversifiées, de connaissances, de parcours variés. Ce sont ces rencontres qui donnent du relief à la vie, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière, qui modulent le paysage que nous avons chacun sous les yeux, qui l’illuminent de rayons de soleil et font ressortir les reliefs.

Au lieu des rencontres, aujourd’hui les échanges se font par message, par what’s app et Telegram, par Facebook et LinkedIn, par Instgram et Tinder. Echanges, vraiement ? Deux extraits rencontrés aujourd’hui : « Madame, il vous faut réfléchir ! » sur LinkedIn – adressé à une personne qui pourtant s’exprimait au nom d’une association professionnelle, nullement à la légère. « Pauvre dame, j’espère que ça ira bien pour vous quand même » sur Facebook, en réponse à l’expression d’un avis divergeant. Que de violence cachée dans ces quelques mots (masculins envers une femme, mais je ne saurais en faire une règle). Un rabaissement pur et simple, le rejet de l’autre, le déni de son droit à être autre. Au nom de quelle autorité, de quel pouvoir? Celui de la peur probablement, la peur de devoir écouter, réfléchir, élaborer, discuter. De devoir s’exposer, se remettre en question. Au risque de la pensée unique, si facile, du totalitarisme.

D’ailleurs le ton passe vite, sur ces réseaux sociaux, à la proclamation du complotisme – nouveau terme pour dire hérésie. Les « hérésies » de l’histoire ne sont que ce que la majorité a exclu dans un élan totalitaire. Or bien souvent, les dites hérésies font profession d’humanité, d’humilité, de relation à l’autre et à la création, la nature. Les hérésies sont les perdants de l’histoire, quand les gagnants ont réussi à imposer leur vision. Quand le pouvoir a été pris, au détriment du dialogue. Et combien souvent ce pouvoir a été pris au nom d’un dieu - détenteur de vérité. Aujourd’hui c’est au nom de la science omnisciente que débute la nouvelle chasse aux sorciers et sorcières, au déni des réalités psychiques, environnementales, humaines.

L’humanité se différencie de Dieu en ce qu’elle ne connaît pas l’absolu, ni l’éternité, ni la domination, ni la maîtrise. Aujourd’hui, l’appel à plus d’humanité se confronte à plus de virtualité, le cri vers une reconnexion à soi, à la profondeur, la spiritualité, la nature, s’oppose à un élan de maîtrise absolue de la vulnérabilité, de la maladie. Mais être humain, vivant, c’est intégrer la fragilité et la mort. C’est être corps et âme, présence physique et émotionnelle, à soi et à l’autre. C’est intégrer la rencontre, le risque de confrontation tout comme le risque de transmission, c’est vivre ensemble à travers les joies et douleurs. Au contraire de l’isolement qui anesthésie. Au contraire de la protection qui carapace. Verrons-nous le retour de la chasse aux sorcières, de la grande inquisition ? Cela en prend malheureusement le chemin, sous le pouvoir de la peur.

Cette peur est la plus grande tentation offerte jour après jour par les médias, relayée des millions de fois sur les réseaux. Rappelons-nous qu’elle est mauvaise conseillère. Osons la confiance, qui rapproche, réunit, rend solidaire et humain.