Les caricatures, une insulte aux croyants?
«Pourquoi limiter les caricatures qui sont un art à part entière?» déclare Wissam Halawi, professeur d’histoire sociale et culturelle de l’islam et des mondes musulmans à l’Université de Lausanne. Une prise de position qui détonne immédiatement des a priori ambiants. À l’heure où la problématique des caricatures prend une dimension géopolitique, entre un Macron sur les bancs d’une laïcité à tout crin et un Erdogan sur la ligne de crête d’un islam sensible, il semble difficile d’éviter un certain manichéisme. Et pourtant…
«Une affaire comme celle des caricatures de Charlie Hebdo n’aurait jamais pu arriver il y a trente ans», observe Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne. «La faute à Internet, car c’est à partir du moment où un dessin quitte son bassin naturel qu’il peut générer une série de malentendus.»
«Ce qu’il faut reconnaître avant toutes choses, c’est que cette façon de tourner en dérision les religions est un phénomène assez insolite dans l'histoire des civilisations; il est propre à l'Europe et en particulier à la France», fait remarquer René Nouailhat, historien des religions français. «La critique religieuse, quand elle est bien faite, est un signe de bonne santé. Au sein même du judaïsme et du catholicisme, on trouve les preuves historiques d’une autodérision tout à fait saine: il est arrivé qu'on se moque avec férocité de représentants ecclésiastiques jusque dans des enluminures de livres religieux ou dans les sculptures des cathédrales.»
Des dessins politiques
Une propension à la raillerie qui prend déjà les traits d’un combat religieux, notamment au moment d’affirmer l’idéologie protestante pour les uns, et de revendiquer le dogme catholique pour les autres. «La grande force de la caricature, au moment de la Réforme, est qu’elle devient un nouveau langage artistique, mais surtout un langage médiatique», observe Jérôme Cottin, professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Strasbourg. Et de rappeler qu’à l’époque, l’image est utilisée «pour faire passer des idées, même violemment», alors qu’à la fin du XIXème siècle, le dessin de presse revêt une importance un peu moins vertueuse.
«Au lendemain de l’affaire Dreyfus, la caricature antisémite se met à faire partie du langage politique et graphique», relève Philippe Kaenel, «ce qui va faire le lit de la haine des juifs. Toutefois, depuis les camps de concentration, il y a désormais un réel problème, car toute critique anti-israëlienne est immédiatement accusée d’antisémitisme.» Une confusion qui se retrouve autour d’un islam bousculé par la liberté d’expression à la française, «à tonalité laïcarde» selon René Nouailhat.
Islam et amalgames
«Une caricature de Mahomet avec une bombe sur la tête peut laisser supposer que tout musulman pourrait être un terroriste en puissance. Il y a aujourd’hui un glissement sémantique entre musulman et islamiste dans les caricatures», affirme Jérôme Cottin. Mais pour Wissam Halawi, on n’est pas sur le même plan: «Ce que les religieux musulmans contestent c’est plutôt la représentation du prophète de l’islam. Ils ignorent toutefois que ce dernier a maintes fois été représenté depuis l’essor du XIIe siècle de l’art de la miniature notamment en Turquie et en Perse.» Et d’asséner: «Les fondamentalistes et les salafistes soutiennent que l’art figuratif est interdit dans le Coran et citent, pour ce faire, le verset 90 de la sourate 5, alors que ce verset interdit les statues polythéistes et non les images qui n’existaient pas à l’époque prophétique.»
«Il y a certes aujourd’hui des radicalisations religieuses à cause de fondamentalistes. Mais je crois aussi qu’il existe une radicalisation laïque, quand on veut appliquer à la société civile une séparation radicale du religieux qui a toute sa raison d'être dans l’espace des institutions de la République», rappelle René Nouailhat. Pour Jérôme Cottin, l’enseignant Samuel Paty a d’ailleurs été irréprochable à ce niveau. Au contraire d’un monde où les réseaux sociaux n’épargnent plus aucune image à personne, en faisant sauter les contextes dans lesquelles ces dernières sont montrées, le professeur n’avait en revanche pas obligé ses élèves à regarder les caricatures présentées dans son cours. «Au contraire, d’ailleurs, de ces hôtels de région qui ont affiché ces caricatures sur leur façade après le drame.»
Déni d’humiliation des croyants
«On parle aujourd’hui de "droit au blasphème", expression étonnante car porteuse d'agressivité. Pourquoi l'heureuse disparition des "délits de blasphème" se traduirait-elle en "droit" ? C'est la liberté d'expression qui est un droit fondamental, comme la liberté de pensée», déclare René Nouailhat. «On est finalement très donneur de leçons, en France, sur ce sujet. Comme si notre façon de caricaturer était la seule liberté d’expression qui vaille.»
Si aucun attentat ne saurait jamais être justifié, le philosophe protestant Olivier Abel dénonce quand même de son côté un «déni d’humiliation» (Réforme, 4.11.2020): «Nous sommes sensibles aux violences, comme aux inégalités, mais insensibles à l’humiliation qui les empoisonne.» Une vision partagée également par Jérôme Cottin, pour qui la liberté d’expression à tout prix n’ouvrirait plus le moindre interstice au dialogue: «Absolutiser ces caricatures, c’est finalement imposer une suprématie occidentale.»