Du Mayflower au bol de Kellogg’s
Parmi la centaine de passagers qui embarquent à bord du Mayflower en septembre 1620 en direction du Nouveau-Monde, une trentaine sont des protestants en quête de liberté religieuse. Deux mois après avoir quitté le port anglais de Plymouth, le 11 novembre, ceux qu’on baptisera bien plus tard les Pères pèlerins touchent le bout. Sur les côtes du Massachussetts, à cap Cod, ils établiront bientôt la colonie de Plymouth. Dans leurs bagages, ils ont apporté leur héritage calviniste.
Quatre siècles plus tard, l’aventure de cette poignée de dissidents protestants est devenue l’un des mythes fondateurs des États-Unis. Barack Obama n’hésitait pas à les citer dans ses discours et les familles américaines se réunissent encore chaque année pour fêter Thanksgiving, à la suite de leurs ancêtres. Mais les États-Unis doivent-ils vraiment tout aux passagers du Mayflower?
Un pacte de survie
«Le Mayflower Compact est considéré aux États-Unis comme le premier contrat social, dessinant les prémisses de la Constitution américaine. Il s’agit surtout d’un pacte de survie conclu entre les passagers», explique Lauric Henneton, spécialiste des États-Unis à l’Université Versailles Saint-Quentin et traducteur de «L’histoire de la colonie de Plymouth», paru en 2004 chez Labor et Fides. En effet, le navire accoste plus au nord que prévu. En signant ce document, les colons veulent ainsi éviter des débordements. La priorité désormais: rester ensemble et survivre.
Car il faut faire face à un autre problème: les côtes du Massachussetts sont désertes. Les passagers restent donc en mer deux mois de plus. Entre le froid et l’étroitesse des lieux, les conditions de vie sont précaires. Les premiers mois, la moitié de la troupe est décimée. Lorsqu’ils foulent enfin la Terre promise, tout reste à faire: construire des maisons et assurer l’envoi de marchandises, dont des peaux, à la compagnie qui finance l’expédition en Angleterre pour recevoir des denrées en retour. La colonie sort de terre non sans difficulté et au bout d’un an, pour célébrer la première récolte, ses habitants organisent une fête des moissons. Ils invitent à leur table les Indiens à qui ils doivent d’être en vie – ceux-ci leur ayant notamment appris à cultiver du maïs. C’est la naissance de Thanksgiving, qui deviendra un jour national sous Lincoln, deux siècles plus tard.
Au nom de la culture
Si l’histoire de dinde fait date, elle est aussi marquée par la religion des protagonistes. À bord du Mayflower, on trouve deux groupes de passagers: une majorité d’artisans, mais aussi quelques dissidents religieux. Faussement nommés puritains, «il s’agit en fait de séparatistes, qui se sont retirés de l’Église d’Angleterre et ont formé leurs propres congrégations. Les dissidents présents sur le Mayflower avaient fui aux Pays-Bas vers 1607, trouvant une terre où vivre leur foi librement», précise David D. Hall, professeur émérite à l’Université d’Harvard, spécialiste du puritanisme en Nouvelle-Angleterre. Ceux-ci n’étaient pas pour autant persécutés dans leur pays d’asile, pointent les deux historiens: leur émigration est motivée par la crainte de voir leurs enfants perdre leur culture anglaise au contact des Néerlandais. Dans leur colonie, ces réfugiés peuvent désormais vivre leur foi comme ils l’entendent. Au fil des années, avec l’arrivée de nouveaux émigrants, la colonie atteint les 300 âmes avant d’être noyée dans celles de Boston et de Salem. Plymouth disparaît peu à peu. Et c’est la quête des origines et des mythes fondateurs qui la ressuscitera.
De Genève à cap Cod
L’épisode a en effet la dent dure, à tel point qu’à Genève, il est gravé dans la pierre. «Sur un bas-relief du Mur des Réformateurs, on trouve une représentation de la signature du Mayflower Compact par les Pères pèlerins», rappelle Gabriel de Montmollin, directeur du Musée international de la Réforme de Genève (MIR), qui lui consacre sa nouvelle exposition. Avec «Calvin en Amérique», le visiteur est non seulement plongé dans le quotidien du Mayflower grâce à la réalité virtuelle, mais il explore aussi l’identité protestante et son influence jusque dans l’identité américaine, du fameux débarquement à nos jours.
Calvin n’a jamais mis les pieds sur le sol américain. «Pourtant ces protestants dissidents sont calvinistes. La théologie que le réformateur a développée à Genève constitue un modèle qui s’exporte. Les États-Unis ont constitué un laboratoire pour cette forme de protestantisme qui a pu s’épanouir sans opposition catholique ou politique», explique Gabriel de Montmollin. Pour lui, les Américains restent plus réformés que les Genevois. «Ils ont un rapport à la Bible plus actif. La moralisation de la vie privée et publique, ils la doivent à Calvin», illustre le directeur.
Que reste-il des puritains?
La théologie de Calvin a trouvé des ramifications dans de nombreux pays européens, notamment en Écosse et aux Pays-Bas et même chez les puritains anglais. Pas étonnant donc, qu’on trouve de nombreux réformés calvinistes dans les cales des bateaux en partance pour l’Amérique au XVIIe siècle. «Si les séparatistes du Mayflower quittent l’Église d’Angleterre, les puritains, eux, souhaitent la réformer de l’intérieur», clarifie Lauric Henneton. «Les puritains veulent notamment dépouiller toutes les reliques du catholicisme, établir un culte de la piété entièrement réformé et insister pour que les décisions soient prises sur la base des Écritures et non de la tradition. Ils remettent évidemment en question l’autorité de la reine», ajoute David D. Hall.
Dès 1630, des familles puritaines anglaises rejoignent à leur tour les côtes américaines. Le protestantisme s’installe et se développe dans la plus grande diversité. «Aujourd’hui, on doit à ces protestants calvinistes de préférer la Bible à toute autre forme d’autorité, de mettre l’accent sur la discipline morale et sociale et au XIXe et XXe siècles de protéger le sabbat du dimanche. On leur doit aussi le principe volontaire, selon lequel la religion est une question de libre choix, elle est aussi compatible avec la démocratie, car le pouvoir appartient au peuple», liste David D. Hall.
Quant au Mayflower, c’est au XIXe siècle qu’il est dressé au rang de mythe, alors que se fonde la nouvelle nation qui n’en a pas encore. «Ce mythe est lié à la liberté, l’argument étant que les Pères pèlerins avaient quitté l’Angleterre en 1630 ou les Pays-Bas en 1620 pour gagner leur liberté. Un élément qui conforte l’idée selon laquelle la fondation de l’Amérique est providentielle», note l’historien américain. «Dans les documents qui nous restent et qui retracent le point de vue d’une élite, on retrouve cette idée de peuple élu de Dieu et de terre promise. On lit sa propre histoire à travers le prisme des textes bibliques: l’Océan rappelle la Mer Rouge et le roi Jacques 1er prend les traits de Pharaon. On s’imagine alors comme le nouvel Israël», explique Lauric Henneton.
L’influence à la dérive
En traversant l’Atlantique, la Réforme a trouvé une terre de liberté où se déployer dans la diversité. Au fil des salles d’exposition du MIR, le protestantisme semble être le quotidien de nos contemporains d’outre-Atlantique. Entre deux accords de Johnny Cash et la voix de Martin Luther King, on trouve ouverte une bible en algonquin mais aussi une bible des esclaves. Plus loin, on tombe sur une théière abolitionniste et une poupée amish sans visage. Au buste du pasteur Roger Williams, fondateur de la colonie de Providence qui garantit la liberté religieuse répond des gravures des sorcières de Salem et des chapeaux pointus du Ku Kux Klan, alors que résonne les paroles d’Amazing Grace dans le petit Salon, réinterprétés pour l’occasion. Des dérives aux dérivés, on découvre que le protestantisme a aussi inspiré les fameux pétales croustillants de John Kellogg. Mais du Mayflower, parti en mer il y a 400 ans, il ne reste aujourd’hui rien qu’un mythe.