La Bible n'est pas unanime !
Dans mon article précédent, j’évoquais la pluralité interne à la Bible. Cette pluralité n’est pas toujours bien connue et perçue, ce qui pour moi fait écho à nos difficultés à vivre la pluralité dans nos églises. Si nous avons tellement de mal avec la pluralité à l’intérieur de nos églises, n’est-ce pas en partie parce que nous surestimons l’univocité de la Bible ? Nous fantasmons un message unique, facilement identifiable, qui devrait évidemment créer l’unité dans nos communautés. Nous fantasmons ainsi très souvent une unité originelle de l’Église, le plus souvent à partir de l’image de la première communauté donnée par le deuxième chapitre des Actes des Apôtres (Ac 2,46). L’unité de la Bible comme l’unité de la première communauté sont pourtant exactement cela : des fantasmes. Ou pour le dire plus positivement : des idéaux. Avec une telle image de ce que nous devrions être, n’est-il pas inévitable d’avoir peur de la pluralité, de voir toute voix divergente comme une menace ? C'est d'ailleurs bien ce qui se passe dans la première communauté des Actes, où la divergence débouche sur la mort d'Ananias et Saphira... En connaissant mieux la pluralité biblique et le pluralisme originel des communautés chrétiennes, nous pourrions peut-être accueillir autrement d’autres voix que la voix dominante. Il ne s’agit pas ici d’être relativiste (même si à choisir je préfère le relativisme au fondamentalisme). Mais de faire le pari qu’on peut être frères et sœurs en Christ même en ne croyant pas tout à fait la même chose, même en ayant des sensibilités différentes. Et même peut-être faire encore un pas de plus : être frères et sœurs en Christ c’est précisément croire un peu différemment les un.e.s des autres, vivre sa foi un peu différemment.
Une Bible, des livres
Si vous feuilletez une Bible, vous constatez très rapidement, qu’elle se divise en livres. C’est déjà un indice : ce qui en français se dit au singulier – la Bible – se dit en grec au pluriel – ta biblia, c’est-à-dire les livres.
Les recherches sur l’histoire de la rédaction des textes qui composent la Bible nous apprennent que plusieurs siècles se sont écoulés entre la mise par écrit des textes les plus anciens et celle des textes les plus récents. Les milieux sociaux, culturels et religieux qui ont produits ces textes ne sont pas les mêmes, et cela se sent dans les problématiques traitées, dans les approches de problèmes identiques (par exemple le rapport aux étrangers).
Une Bible, des genres littéraires
Si vous continuez à feuilleter, vous constatez que ces livres sont de genres littéraires assez différents, et qu’un même livre comporte lui-même plusieurs genres littéraires : récits mythiques du début de la Genèse, textes normatifs du Lévitique, réflexions philosophiques de l’Ecclésiaste, généalogies, récits « historiques » (relisant l’histoire humaine à la lumière de la théologie), proverbes, poèmes, prières, paraboles, et même littérature érotique du Cantique des cantiques ou littérature fantastique de l’Apocalypse. On peut se sentir touché par tel genre littéraire, alors que tel autre nous reste complètement hermétique : il y a toute une palette pour dire la foi, pour l’exprimer, et c’est légitime, normal ! Nous ne sommes pas tous semblables.
Et nous changeons tout au long de nos vies : je me sens aujourd’hui plus attirée par les récits du Pentateuque (cette appellation désigne les 5 premiers livres de la Bible : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) qu’il y a quelques années, et inversement moins proche de l’Ecclésiaste. Ça changera encore certainement, et c’est une formidable richesse que d’avoir un tel réservoir !
Une Bible, des visions de Dieu
La diversité des sensibilités représentées dans les textes bibliques est généralement mieux connue et acceptée que la pluralité des théologies, c’est-à-dire des discours sur Dieu. Pourtant, cette diversité est tout aussi réelle et importante pour notre foi. Elle ne porte pas seulement sur des points secondaires, puisqu’on trouve dans la Bible des textes qui parlent de Dieu comme un parmi d’autres, certes plus puissant – du moins on l’espère – mais un parmi d’autres quand même. Les dieux de Babylone ou le Dieu Baal des cananéens (peuple avec lequel les israélites partageaient leur terre) sont bien réels pour certains auteurs bibliques, et leur Dieu YHWH montre qu’il est plus puissant que ces dieux-là. D’autres textes présentent Dieu comme l’être le plus élevé dans une hiérarchie d’êtres divins et/ou spirituels qui oeuvrent pour lui. Même sur un point aussi fondamental que l’unicité de Dieu, il n’y a donc pas unanimité dans la Bible. On trouve même dans la Bible deux livres qui ne parlent pas de Dieu (le livre d’Esther et le livre de l’Ecclésiaste, aussi appelé Qohélet, selon les traductions).
Lorsque la Bible parle de Dieu – ce qui est tout de même le cas le plus fréquent ! – les images utilisées sont là encore très variées, et le Dieu présupposé n’est pas partout le même. L’accent est parfois mis sur la justice de Dieu, qui va récompenser les bons et punir les méchants (en caricaturant un peu), d’autres fois sur la grâce de Dieu adressée à tous et toutes, d’autres fois encore sur la grâce adressée aux seuls membres du peuple élu.
En christianisme, nous disons que la clé de lecture des Écritures, c’est le Christ. Cela donne déjà une orientation assez nette à l’interprétation. Mais cela ne la ferme pas complètement : il y a 4 évangiles, plus les lettres, et il y a des compréhensions différentes du Christ.
Une Bible, des interprétations
Avec une telle diversité offerte, il n’est pas étonnant que de nombreuses interprétations différentes soient possibles et que de nombreuses interprétations existent. Les textes bibliques portent eux-mêmes la trace de cette multiplicité d’interprétation. On trouve ainsi souvent des récits à double, qui accentuent des points très différents, ou bien des relectures symboliques de tel ou tel texte. On trouve aussi la trace de réécritures successives dans un même livre, chacune apportant son interprétation théologique. Un exemple classique est la réécriture qu’on appelle parfois « deutéronomiste » qui scande les livres des rois de « X [nom du roi concerné] fit ce qui est mal aux yeux de l’Eternel », expliquant par là tous les malheurs qui s’abattent sur le peuple. Un autre exemple est l’ajout au tout début du premier livre de la Bible du poème de la création, qui raconte la création du monde en 7 jours et donne à connaître un Dieu qui crée par la parole et par la distinction tout ce qui existe (y compris les éléments qui sont des dieux pour d’autres peuples comme le soleil et les étoiles), un Dieu qui bénit. Ou bien la relecture allégorique par Paul de l’histoire de Sarah et Hagar.
Nous avons 4 évangiles, qui donnent chacun une interprétation distincte de qui était Jésus et de qui est le ressuscité (les 4 sont écrits après Pâques et présupposent donc la résurrection). Il y a évidemment entre les 4 évangiles des points de rencontre, mais aussi des points de divergence. Nos quatre évangiles sont les fruits qui témoignent de la vitalité de communautés différentes, de traditions proches mais distinctes.
Une Bible… et moi ?
Ne risque-t-on pas alors d’être un peu perdu dans toute cette diversité ? Comment ne pas avoir le vertige ? Où est l’unité de tout cela ? Comment s’y retrouver ?
La première chose est peut-être d’accepter simplement que oui, cela donne le vertige, et c’est peut-être aussi bien dans un premier temps même s’il n’est pas souhaitable d’en rester au vertige. C’est peut-être bien parce que ça nous fait prendre conscience qu’ouvrir la Bible, ce n’est pas ouvrir un livre de recette qui vous donne les différentes étapes à suivre pour arriver à un résultat connu. Ce n’est même pas ouvrir un de ces anciens manuels de catéchisme qui procédaient par question-réponse à apprendre par cœur, avec pour chaque question une seule réponse possible.
Ouvrir la Bible, c’est ouvrir un livre qui pose plus de questions qu’il n’en résout. C’est être interpellé.e, appelé.e à réfléchir, à entrer en débat, à chercher ce qui me nourrit, ce qui me fait grandir (et parfois grandir c’est un peu douloureux, même s’il y a des moyens d’atténuer les pics de douleur). C’est lire des textes qui nous bousculent parfois, et les lire différemment à différents moments de sa vie et c’est sain. Si vous lisez Astérix avec un enfant, il est probable que vous et lui riiez tous les deux, mais pas forcément au même moment ou bien pas pour les mêmes raisons. Ce n’est pas qu’il a tort et vous raison ou l’inverse. C’est que vous n’avez pas le même âge, pas la même expérience de vie, pas les mêmes attentes non plus. En revanche vous comme lui êtes content.e de retrouver un personnage familier, son univers, les questions qu’il pose au monde, son ton. Lire la Bible, ce n’est pas si différent ! Vous ne serez pas interpellé.e.s ou touché.e.s ou réconforté.e.s par les mêmes passages à différents moments de votre vie, c’est tant mieux. L’immense richesse de ces récits est de pouvoir toucher quelque chose chez beaucoup de gens différents, d’âges différents, à des époques différentes.
Une Bible… et nous ?
Lire la Bible, c’est aussi entrer dans une communauté de lecture : vous n’êtes ni le premier ni le dernier à ouvrir cette bibliothèque, et vous n’êtes pas le seul à instant t. Lire la Bible, c’est entrer dans une vaste arène de débat interprétatif qui traverse les temps et les lieux. C’est écouter d’autres interprétations que la vôtre, certaines qui pourront entrer en résonance, d’autres qui vous poussent vers des chemins inexplorés, d’autres encore qui vous agacent, ou encore qui ne vous parlent pas, ou que vous ne comprenez pas. C’est peut-être cela simplement l’Église : un lieu où on lit la Bible avec d’autres, où on découvre qu’il y a plein d’autres façons de comprendre tel texte. Cela veut-il dire que tout est possible et dicible à partir de la Bible ? Dans l’absolu oui. En Église peut-être pas. L’Église a, à un moment donné, fermé le canon, c’est à dire fixé la liste des livres qui appartiennent à cette bibliothèque, à l’exclusion de tous les autres. Cela a été le fruit d’une discussion, d’un débat, sans doute aussi d’un rapport de force. A un moment donné, il est été collectivement décidé que telle sensibilité entrait dans le corpus commun, mais pas telle autre (par exemple la sensibilité gnostique a été écartée). Depuis, l’Église se repose sans cesse à nouveau la question de savoir non pas ce qui peut entrer dans le corpus biblique, cela a déjà été fait, mais ce qui est acceptable ou non comme théologie. Et alors il est bon de se rappeler la sagesse de certains de nos prédécesseurs dans la foi : ils ont certes écarté un certain nombre de textes, mais parmi ceux qu’ils ont gardé ils ont conservé une belle diversité tant dans le fond que dans la forme. Ils n’ont pas cherché à lisser cette diversité (il y a bien eu des tentatives pour ne garder qu’un seul évangile ou pour faire une synthèse des quatre évangiles bibliques, mais ce sont finalement quatre évangiles différents qui nous ont été transmis), mais ils l’ont intégré dans cette vaste bibliothèque.
Ce qui fait l’unité de la Bible, c’est peut-être une question : qui est Dieu, si tant est qu’il existe ? Et le refus d’une réponse unique. N’est-ce pas là aussi que se trouve le fondement de nos Eglises, chacune avec sa sensibilité ?