«Il ne faut pas confondre sa propre personne avec ses croyances intimes»
En visite à Beyrouth pour la deuxième fois en un mois afin d’apporter son soutien aux Libanais après la double explosion du 4 août, le président français Emmanuel Macron a rappelé, lors de sa conférence de presse du 1er septembre, le droit de blasphémer sur le territoire français. Le lendemain commençait en effet le procès de quatorze personnes impliquées dans les attentats de janvier 2015, dont celui ayant visé la rédaction de Charlie Hebdo.
De son côté, ce journal satirique a choisi de republier à cette occasion les douze caricatures de Mahomet, parue en 2006. Et assimilées par certains à un blasphème qui, condamnable d’un point de vue religieux, ne figure donc pas dans la loi française.
Les croyances ne sont pas protégées
«Depuis les débuts de la Troisième République, il y a en France une liberté de blasphémer qui est attachée à la liberté de conscience. Je suis là pour protéger toutes ces libertés. Je n’ai pas à qualifier le choix de journalistes. J’ai juste à dire qu’en France on peut critiquer des gouvernants, un président, blasphémer, etc.», a déclaré Emmanuel Macron.
La loi de 1881 sur la liberté de la presse a supprimé ce terme de la législation française. «On peut se moquer des cultes et des représentations religieuses. En revanche, on ne peut pas stigmatiser quelqu’un en raison de son culte depuis la loi Pleven de 1972 contre le racisme», résume l’avocat Basile Ader, coauteur de l’ouvrage Les politiques du blasphème (Ed. Karthala, 2018)
Quid d’un fidèle qui se sentirait personnellement offensé par la critique de symboles religieux? «Il ne faut pas confondre sa propre personne avec ses croyances intimes. Même si ces dernières peuvent heurter davantage, elles ne sont pas protégées», poursuit Me Ader. Et la liberté d’expression qui en découle «procède de la laïcité», insiste l’avocat.
Dieu est assez grand pour se défendre
Le pasteur et théologien spécialiste du Nouveau Testament Nicolas Farelly rappelle, lui, que «les protestants ont toujours été de fervents défenseurs de la liberté de penser et de la liberté d’expression, pour eux-mêmes comme pour les autres. Ils sont donc évidemment en faveur d’une loi qui ne pénalise pas le blasphème», affirme-t-il. Sans inciter en revanche à blasphémer. Car, du point de vue du pasteur, «il faut adorer, honorer et craindre Dieu pour qui il est, c’est-à-dire le Créateur, le rédempteur, etc. Il faut respecter son nom et sa personne. Ce serait donc faire preuve de rébellion et d’insulte que de blasphémer.»
Nicolas Farelly partage pourtant le point de vue de l’avocat, appelant également à ne pas confondre niveaux terrestre et céleste. «On peut se sentir blessé, mais en même temps ce n’est pas notre indignation qui va changer quoi que ce soit. Il est important de reconnaître que Dieu est suffisamment grand et puissant pour se défendre lui-même. Notre rôle ne consiste pas à protéger son honneur, ce qui ne revient pas à cautionner tout ce qui est dit à son sujet», tranche le théologien, réfutant toute violence perpétrée à ce titre.
Liberté d’expression supérieure
En février dernier, un sondage paru dans Charlie Hebdo a révélé que seul un Français sur deux défend le droit au blasphème. Mais le journal justifie la republication de ses caricatures par son attachement à la liberté d’expression. «Voulons-nous vivre dans un pays qui se targue d’être une grande démocratie libre et moderne, et qui, dans le même temps, renonce à affirmer ses convictions les plus profondes? Pour notre part, il n’en est pas question. Sauf à vivre dans un autre pays, un autre régime, un autre monde.» Des états de droit comme l’Italie et la Pologne condamnent toujours le blasphème.
Et que dit la législation suisse sur la question du blasphème?
Éclairage avec David Zandirad, juriste, doctorant et spécialiste de la liberté religieuse
Qu'en est-il du côté de la législation suisse en la matière?
L’art. 261 du Code pénal suisse (CP) qui s’intitule «Atteinte à la liberté de croyance et des cultes» punit d’une peine pécuniaire «celui qui, publiquement et de façon vile, aura offensé ou bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu […] ».
Le droit pénal suisse ne connaît pas de délit de blasphème à proprement parler mais punit les propos et les actes qui visent le mépris et le dénigrement des croyances d’autrui. Ce n’est donc pas la divinité ou la religion en tant que telles qui sont protégées mais le sentiment religieux.
De plus, il faut préciser que la jurisprudence interprète sévèrement le degré de profanation requis pour tomber sous le coup de la loi, en exigeant que l’atteinte soit particulièrement répréhensible selon les règles sociales généralement en vigueur au regard du contenu religieux.
Selon la législation suisse, à quel moment est-il considéré que l'on a enfreint un délit de blasphème?
En vertu de notre cadre contemporain et occidental, cette affaire nous renvoie immédiatement et assez trivialement aux droits de l’homme. D’un côté, nous avons la liberté d’expression, qui comprend la liberté de critiquer des dogmes religieux, par le biais de propos politiques, de productions littéraires ou artistiques ou encore de caricatures satiriques voire purement railleuses. Cette liberté vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, nous dit la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. À l’opposé, la liberté religieuse protège le sentiment religieux des croyants, qui comprend le droit au respect de ses croyances religieuses.
Où se situe la limite précisément?
La liberté religieuse agit de la sorte comme limite à la liberté d’expression, en venant borner cette dernière mais de façon extrêmement abstraite, avec le paradoxe suivant : les droits de l’homme, vus comme universels et immuables, ne peuvent pas apporter de réponse satisfaisante à la question du blasphème puisque sont en jeu deux droits de l’homme essentiels à toute société démocratique et laïque.
Dessiner ainsi une frontière précise et rigide entre la liberté d’expression et le délit de blasphème est chose impossible. C’est une frontière à la ligne sinueuse et évolutive, qui s’adapte au gré des incessants changements de mœurs et du contexte socio-historique en vigueur. Le blasphème est en quelque sorte indexé au degré de sécularisation d’une société.
(Propos recueillis par Anne-Sylvie Sprenger)