Après la peur, retrouver la confiance
Depuis plusieurs semaines, le confinement fait vivre une expérience inédite. Le quotidien est profondément modifié, mais ce n’en est que l’aspect superficiel. L’expérience psychique est nouvelle, celle d’un danger immanent et invisible. Rester sur son canapé semble mettre à l’abri de cet ennemi qui s’arrêterait à la porte de son appartement. La peur, elle, n’est pas restée à la porte.
Sauver des vies est devenu le leitmotiv quotidien, et j’aimerais évoquer ici, loin de toutes les considérations économiques, un autre débat du déconfinement. Celui de la vie, de la vie qui va reprendre.
Sauver est un terme qui a été utilisé et usé jusqu’à la corde par les Eglises. Il a transité vers la médecine à l’époque des Lumières. Un changement radical de philosophie du quotidien s’est effectué. D’un style de vie guidé par une puissance extérieure à laquelle l’homme est soumis et tente de se conformer (Dieu, la nature etc.), la société a évolué vers un mode de vie où l’on comprend, où l’on maîtrise les phénomènes naturels, les maladies, la procréation et la mort. Depuis les Lumières, l’on n’est plus sauvé, on sauve soi-même. La médecine soigne, répare, vaccine, éradique. L’espérance de vie a radicalement augmenté, accompagnée bien heureusement d’une meilleure qualité de vie, avec ses maisons où il n’est plus nécessaire de chercher le bois dehors pour faire le feu, avec ses prothèses de hanche et genou, avec ses découvertes pharmaceutiques. Les seniors d’aujourd’hui sont plus jeunes dans leur corps que ceux qui arrivaient à l’AVS en 1948.
Et voilà un nouveau venu, un virus inconnu. La rencontre avec lui se fait difficilement, car il tend à étouffer son vis-à-vis. Il lui mange l’air. Il attaque au cœur du vivant, dans la respiration, ce signe de vie du premier cri au dernier souffle. C’est alors que la population découvre, redécouvre, un monde caché mais bien réel. Elle découvre ce qui se passe derrière les murs des hôpitaux, des EMS. Ce que les médecins, infirmiers, ambulanciers vivent au quotidien, c’est ce combat avec la mort, où ils savent que la victoire n’est pas toujours du côté de la vie. La mort fait partie de leur métier, derrière les portes fermées, au sous-sol à la morgue. Ce combat d’habitude discret, parfois bref, aux urgences, parfois terriblement long chez les oncologues, les neurologues, apparaît aux yeux de tous.
Est-ce une raison d’avoir peur ? Là n’est pas la question, la peur ne se décide pas. L’ennemi est invisible, il éveille des peurs sagement tues, gardées sous couvert, ou insoupçonnées à ce jour. Et les mesures étatiques, les multiples communications, les ont largement renforcées.
En soi, la peur est une émotion protectrice, menant à se camoufler lorsqu’un ours s’approche ou à s’enfuir devant le feu. Mais ici, la peur mène à se camoufler ou s’enfuir devant ses proches, ses amis, ses voisins – une expérience inédite ! Pour certains une expérience sans sens, pour d’autres une expérience dangereuse par les conséquences psychiques de l’isolement. Est ainsi survenue une deuxième expérience inédite, celle d’amender la bise, de punir le réconfort apporté à un proche, d’interdire la joie d’un anniversaire, d’isoler les endeuillés, par le biais du système coercitif policier. Nous sommes bercés depuis des semaines au message qu’il faut sauver des vies, une berceuse angoissante et non apaisante.
Le système coercitif pourra être modifié en une nuit, et l’on est en droit d’espérer que ce sera rapidement le cas, tant il paraît invraisemblable d’entraver les rapports humains au nom de la vie. Mais la peur devra aussi être dépassée, vaincue. Cette peur qui pousse aujourd’hui certains dans leurs retranchements, qui mène à la rupture de liens, à l’injure sur les réseaux sociaux, à la délation, devra faire place à nouveau à la confiance. Cette peur qui isole devra laisser sa place à l’espérance.
Dans un premier temps, peur domine tout, éteint la réflexion, la prise de recul – la réaction neurologique est ainsi programmée pour ne pas faire perdre de temps devant le danger. Les semaines passant, la peur cède la place à la réflexion, aux questions, au cortex préfrontal qui nous caractérise. Quel est le danger, qu’est-ce que je risque personnellement, que risquent mes proches ? La question qui nous attend sera : comment vivre avec le risque ? Car il faudra ressortir de chez soi, retourner prendre le bus, aller au magasin, reprendre le travail, fêter des mariages, des anniversaires, des diplômes à l’été. Il faudra reprendre la vie, la vie des clubs, la foule des festivals, l’effervescence des marchés, tous ces moments qui nous étaient précieux, car empreints justement d’énergie collective. Il faudra vivre la fête des morts ensemble cette année d’autant plus, avec tant d’adieux empêchés, de deuils isolés.
Car il faut le dire, ce qui est actuellement fait pour « protéger des vies » porte en soi une part mortifère. Protéger la vie en interdisant à la vie d’être vécue, fêtée, célébrée, en empêchant la transmission entre générations, l’apprentissage avec ses pairs, le réconfort du collectif, ne peut être porteur d’avenir.
Une vie sauvée, dans l’imaginaire religieux, c’est une vie au paradis, et non en enfer. C’est une vie belle, lumineuse, paisible, par opposition à une vie sombre, de peur et de souffrances. Au-delà des débats religieux, l’enjeu est celui de la qualité de vie. L’imagerie est binaire, symbolique. Paix ou peur. Beauté ou souffrance. Joie ou peine. Allant un pas plus loin, les débats théologiques sont longs pour définir la part de l’homme, la responsabilité, le choix qu’il peut faire, pour se trouver d’un côté ou de l’autre. Mais nul ne dit qu’il n’y a aucune part. Une responsabilité revient à chacun de s’ouvrir à la vie, et de la porter autour de lui. C’est le message de toutes les spiritualités, celui des chantres du développement personnel également.
Sortir de la peur pour retrouver la vie, sera facile pour certains, qui ont eu des conditions agréables durant le confinement, qui sont dotés d’une solidité psychologique de nature, qui ont pu œuvrer pour sauver des vies. Ce sera plus difficile, pour d’autres, chez qui le confinement provoque d’autres fragilités et blessures. Ils auront besoin de soutien pour renouer confiance. Il faudra retrouver la confiance en soi tout d’abord, en la vie, toujours fragile, nous n’avions un peu oublié. Apprendre à vivre avec des risques, apprendre à transformer les peurs. Ce devra être un mouvement de tous, qui portera les plus fragiles, les entourera. Et cela devra être un mouvement qui intègre cette expérience limite faite, cette expérience que la vie porte en elle la mort, que le « tout-sécuritaire » à la mode n’est pas une solution complète. Les grains de sable ne se trouvent pas qu’à la plage, on sait combien ils s’immiscent dans les valises au retour – les grains de sable habitent nos quotidiens, et l’avenir sera de s’habituer à ce que la vie gratte un peu, parfois. L’avenir sera au juste équilibre entre la qualité de vie et le nombre d’années de vie, entre le vécu de l’instant et les espoirs d’avenir. Carpe Diem.