Quand la mort du Christ éclaire la nôtre

Retable d'Issenheim, peintre Matthias Grünevald, 1512-1516 / Retable d'Issenheim, peintre Matthias Grünevald, 1512-1516
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Retable d'Issenheim, peintre Matthias Grünevald, 1512-1516
Retable d'Issenheim, peintre Matthias Grünevald, 1512-1516

Quand la mort du Christ éclaire la nôtre

Par Gilles Bourquin
8 avril 2020

Parler de la mort n’est jamais simple. Lors d’un décès, il est malaisé de donner un sens à la mort. On se hasarde à parler de malheur. On invoque le destin : « c’était son heure ». On se ravise en parlant de mort biologique. On se rassure en évoquant une mort de vieillesse, supposée ordinaire. Mais que dire lorsque la mort est violente, accidentelle ou prématurée ? On avoue ne pas comprendre, être révolté, sans voix.

Alors comment – et pourquoi – le christianisme est-il parvenu à faire de la mort de son Messie un événement saturé de sens ? Par quel retournement une mort cruelle a-t-elle pu devenir le centre d’un message spirituel ? Dans l’histoire des religions, la mort scandaleuse de Jésus est plutôt une anomalie. Moïse est mort âgé, couvert d’honneur à la tête de son peuple, aux portes de la Terre promise. Mahomet est mort âgé et conquérant, entouré de femmes et de disciples. Gautama le Bouddha est mort âgé, malencontreusement empoisonné par un repas chez un disciple, et sa mort physique ne revêt pas une signification majeure dans le bouddhisme. La mort de Jésus, encore jeune après trois seules années de ministère, vaincu et quasiment dénué de soutien, est clairement une exception.

Après sa crucifixion, les premiers disciples du Christ furent donc confrontés à l’urgence de donner sens à sa mort, sous peine de voir la foi chrétienne s’évanouir. Il semble qu’ils soient parvenus à leur fins, tout d’abord en joignant à sa disparition plusieurs témoignages de réapparition. La décision de ses adversaires de l’anéantir était ainsi contredite par celle de Dieu, défenseur solidaire du crucifié : « Le Prince de la vie que vous aviez fait mourir, Dieu l’a ressuscité des morts – nous en sommes les témoins » (Actes 3,15). La mort du Christ devenait exemplaire : il était un martyr ayant résisté aux impies jusqu’au supplice.

Le rapport de Jésus à sa propre mort

Parallèlement, d’autres glissements de sens se produisirent, bien plus profonds. Il était question de savoir si cette mort exemplaire avait été subie ou souhaitée par le crucifié. Jésus avait-il eu l’intention de mourir ainsi, et si oui, pour quelle raison ? Du côté de la mort subie, on trouve notamment sa prière à Gethsémani : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Pourtant, non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » (Matthieu 26,39). Déjà dans ces paroles, pointe le soupçon que son martyr soit un devoir auquel il lui faut se préparer. Sa mort souffrante trouve ici un sens aussi intense qu’incompréhensible : Elle correspond à la volonté de Dieu.

Du côté de la mort souhaitée, on trouve des discours plus tardifs, notamment ceux de l’école johannique (de l’apôtre Jean) : « Le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour ensuite la recevoir à nouveau. Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la recevoir de nouveau » (Jean 10,18). Entièrement contrôlée par le Père et par le Fils, la mort du Fils perd ici son aspect tragique. Elle est une opération qui se situe à l’intérieur de Dieu. En devenant un libre don de sa vie, la mort du Christ est créatrice de Vie nouvelle. Elle est un événement chargé de sens.

Ce qui précède nécessite un commentaire, en vue de ce qui suit. En réfléchissant aux sens que le christianisme donne à la crucifixion de Jésus, deux types de questions sont constamment présentes en arrière-plan. La première est de type historique : quels sens Jésus a-t-il perçus de sa propre mort, et quels sens furent conférés à sa mort par ses premiers disciples ? La seconde est plus théologique : les sens que la foi chrétienne confère à la mort du Christ valent-ils aussi pour la mort de ses disciples, les chrétiens, ou concernent-ils exclusivement la mort du Messie ? On le voit, la seule combinaison de ces deux questions confère à notre sujet une très grande complexité.

Du don de sa vie au don du salut

Parmi les sens conférés exclusivement à la mort de Jésus figurent ceux qui font de lui un Sauveur. Leur importance dans les textes du Nouveau Testament est considérable. Déjà les premiers disciples, et peut-être Jésus lui-même, pensèrent qu’il mourait « pour » d’autres personnes que lui, ou à leur place. Au travers des notions de « rachat » et de « rançon », cette mort par substitution apparaît dans certaines paroles qui remontent vraisemblablement à Jésus : « Car le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Marc 10,45). Ce sens sacrificiel de la mort du Christ, qui suppose que le don de soi est profitable à d’autres, apparait dans l’une des plus anciennes confessions de foi chrétiennes connues, transmise par l’apôtre Paul qui, rappelons-le, écrit avant les auteurs des Evangiles : « Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures » (1 Corinthiens 15,3). Parmi ces Ecritures, les chants du Serviteur souffrant dans le livre du prophète Esaïe, que les premiers chrétiens associaient à la mort de Jésus, ont contribué à forger le sens d’une mort qui sauve : « … puisqu’il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort, et qu’avec les pécheurs il s’est laissé recenser, puisqu’il a porté, lui, les fautes des foules et que, pour les pécheurs, il vient s’interposer » (Esaïe 53,12b).

L’interprétation sacrificielle de la mort du Christ est un sujet de division parmi les protestants actuels. Poussée à l’extrême, elle produit l’impression d’un Dieu vengeur, qui a besoin de punir une victime innocente pour pardonner les coupables. Pour cette raison, plusieurs réformés libéraux la rejettent. Cela dit, il nous semble difficile d’en extirper complètement les retombées dans la pensée chrétienne, tant les différents sens conférés à la mort du Christ forment un corps étroitement interdépendant de doctrines, dont on ne peut exclure les composantes gênantes sans dommages pour l’ensemble. S’il convient de renoncer à une causalité trop mécanique entre la mort du Christ et le pardon des péchés, il semble que sa mort ait toujours suscité chez les croyants un effet spirituellement libérateur. Avec le trépas du Messie, un renversement essentiel s’opère, les résistances se brisent, une nouvelle réalité se crée.

Parmi les sens dérivés de la métaphore sacrificielle, on peut citer la doctrine du « joyeux échange » de Martin Luther, qu’il présente au douzième point de son bref traité « De la liberté du chrétien ». Sans évoquer explicitement sa mort, Luther dit que le Christ « s’approprie les péchés de l’âme croyante » et que « les péchés sont nécessairement engloutis et noyés en lui », « aussi l’âme est-elle affranchie et libérée de tous ses péchés […] et elle reçoit en don la justice éternelle de son époux, le Christ ».

Pour conclure : lorsque la mort du Christ confère un sens à la nôtre

Ni la mort exemplaire du Christ, ni le don de sa vie, ni sa mort salutaire ne confèrent de sens à la mort du croyant. Notre question de départ n’a donc pas trouvé jusqu’ici de réponse satisfaisante. Pour réaliser ce transfert de sens de la mort du Christ vers celle du croyant, une mystique est nécessaire, ou du moins une conception spirituelle équivalente. Un tel transfert s’opère déjà dans les textes des Evangiles : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile, la sauvera. » (Marc 8,34b-35). On voit difficilement comment Jésus aurait pu prononcer ce discours tel quel avant les événements de la Passion, car personne n’aurait compris ce dont il parlait en mentionnant « sa croix ». Mais perçues à la lumière de Pâques, ces paroles entraînent le croyant dans une dynamique qui allie la perte de sa vie et son salut, sa mort et sa résurrection à la suite du Christ. C’est cette association intime du chemin spirituel du croyant à celui du Christ que l’on nomme « mystique ».

Comme l’a montré Albert Schweitzer dans son ouvrage « La mystique de l’apôtre Paul », on retrouve cette mystique à l’avant-plan des écrits de Paul : « l’être en Christ est présenté comme ‘un être-mort-et-ressuscité’ avec lui » (Albin Michel, p.7). Fort de cette union au Christ, Paul s’écrie : « Avec le Christ, je suis un crucifié ; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi. » (Galates 2,19b-20a). Tandis que la conception naturelle de la mort en fait l’événement qui clôt la vie terrestre, elle est ici considérée comme une réalité permanente de la vie du croyant. Paul se considère à la fois comme mort et vivant en Christ. Cette nouvelle forme d’existence, que Schweitzer estime « surnaturelle » (p.25), place en parallèle la vie et la mort, invitant le croyant à reconnaître que certains renoncements ont un effet salutaire sur le cours de sa vie. Une certaine sobriété intérieure va de pair avec un esprit calme et une vie épanouie.

Ayant intégré l’expérience de la mort dans le cours de sa vie, le mystique ne s’étonne plus de l’omniprésence de la mort, limite naturelle de la vie. Concomitante à la vie au sein de l’expérience mystique, la mort a pris sens dans la vie du croyant. De même, il ne s’étonnera pas de sa résurrection future, car la vie nouvelle en Christ fait déjà partie de son expérience quotidienne de la foi.

Gilles Bourquin.