« Face aux pandémies, il nous faut changer d’imaginaires »
La crise que connaissent nos sociétés européennes suite au coronavirus est-elle le phénomène qu’attendaient les survivalistes ?
Bertrand Vidal : Oui, car elle marque une rupture de la normalité, anticipée par ces mouvements. Notre quotidien a changé du jour au lendemain. Pour y faire face, les préparatifs qu’ils suggèrent depuis des années, les moyens pour s’en sortir restent identiques : fuir la ville, disposer d’une propriété autonome à la campagne, avoir fait des stocks, etc.
Le but du survivaliste c’est donc d’être autonome, ce qui finalement répond aux demandes de nos dirigeant. e. s aujourd’hui ?
B.V : On ne nous ne le demande pas explicitement, mais c’est suggéré. Même si les commerces alimentaires restent ouverts, il est recommandé de limiter nos contacts, de ne pas faire comme d’habitude. Si on prend la manière de voir des survivalistes, nous vivions comme des cigales, il faut désormais prendre les habitudes de la fourmi. C’est l’éthos des survivalistes, qui sont d’abord des individus qui se racontent beaucoup d’histoires, souvent fantastiques et détachées du réel.
Que se passe-t-il pour eux, et pour notre société quand les événements semblent leur donnent raison, au moins temporairement ?
B.V : Les survivalistes vivent dans une culture de l’anticipation, qui est très contemporaine. Ils ne voient pas de bonheur dans l’avenir, plutôt des lendemains qui déchantent. La situation actuelle justifie leurs pratiques. Mais quand on voit leurs activités sur les réseaux sociaux, par exemple, on réalise qu’ils n’ont pas attendu le coronavirus pour justifier leurs pratiques (qui vont de camps d’entraînements à l’achat de matériel spécialisé en passant par la préparation de matériel de survie, N.D.L.R). Chaque événement les renforce : attentat, crise climatique, crise migratoire… Là, c’est sûr que tout est d’un coup un cran plus réaliste. Mais faire des stocks et partir à la campagne relève d’abord d’une fiction survivaliste. En réalité, si tout le monde se comportait ainsi, nos magasins seraient dévalisés, nos routes saturées. À grande échelle, ces comportements sont contre-productifs.
Vous aviez cependant distingué différentes cultures d’anticipation face aux catastrophes : ceux qui se préparent pour eux-mêmes, dans un but de survie individuelle. Et ceux qui imaginent un futur collectif, dans des communautés proches de la nature…
B.V : Le survivalisme a pour caractéristique d’anticiper des choses qui n’ont pas lieu. Parmi les réseaux et membres que j’ai rencontrés, il y avait aussi bien des personnes dans une démarche plus ouverte ou des preppers, ceux qui se préparent collectivement à une catastrophe. Désormais, dans le discours de ces derniers il y l’idée de dire « je suis prêt, je n’attends plus rien des autres ». Derrière cela il y a presque une jouissance, pas un désir de catastrophe, mais on n’en est pas très loin. Quelque part, il y a l’idée que tous les investissements réalisés jusque-là auront finalement une utilité (réserves de conserves, d’huiles, d’aliments, investissement dans un hébergement à la campagne…). Et effectivement, chez certains, l’idée que si la fin du monde survient, il y a ceux qui y seront prêts et pas d’autres, notamment ceux qui n’arrivent pas à quitter la normalité.
On peut distinguer les survivalistes traditionnels, comme Kurt Saxon aux États-Unis qui a théorisé cette pensée ou Piero San Giorgio en Suisse, pour qui le but est de se replier sur ses origines, se retrancher, ne pas se laisser dicter les choses par l’État… c’est-à-dire en fait le libertarisme. Chez les néo-survivalistes ou preppers on assiste plutôt à des pratiques très rationnelles et calculées (calcul de calories énergétiques nécessaires en fonction du poids…), mais basées sur des angoisses totalement irrationnelles. Au salon du survivalisme de Paris — dont l’édition 2020 est annulée à cause de la pandémie, ça ne s’invente pas —, ils échangent des astuces et partagent des conseils. Leur mot d’ordre est plutôt « partage, ressources, développements, savoir-faire ». Mais quand une crise survient, tout cela s’écroule. Certains en arrivent même à critiquer leur propre famille « ma propre mère ne va pas survivre », m’expliquait l’un d’eux.
Qui a « le droit » ou « la légitimité » de survivre selon leurs conceptions ?
B.V : Tout dépend des courants ! Il y a ceux qui ont des armes, ceux qui misent sur des techniques de résilience inspirées de celles des SDF ou des mendiants, des adeptes de la permaculture et de la collapsologie… Pour certains la société, la culture, la civilisation sont superficielles et font des nous des assisté. e. s, des prisonnier. e. s du confort, et il nous faudrait revenir à la nature, à l’essentiel. Or ici aussi l’essentiel varie selon le contexte : c’est des masques à gaz pour certains, des graines pour d’autres. La pandémie a montré aux USA les gens faisaient la file devant des magasins d’armement. Or quelle est l’utilité d’une arme face à un virus ? On voit bien qu’ici on est face à des imaginaires.
Sont-ils selon vous nourris de mythes religieux ?
B.V : Norman Cohn (historien britannique, 1915-2017) a étudié les fanatismes autour de l’apocalypse. Il montre qu’avoir ces croyances dans la fin du monde proche c’est développer une conscience dichotomisante du monde, le diviser entre ceux qui auraient le droit de survivre et ceux qui devraient mourir. Ce n’est pas une pensée religieuse, mais une logique apocalyptique selon laquelle il y aura des élus et des damnés, des survivants et ceux qui méritent de mourir.
La sortie de la pandémie ne peut se faire que grâce aux États qui limitent les déplacements par la force parfois. Ne va-t-elle pas invalider tous les discours survivalistes ?
B.V : Je crois que non, bien au contraire. Cette crise va causer des morts, pour les survivalistes, ils deviendront des exemples pour renforcer leurs croyances. Ils diront que « L’État a mis trop de temps à intervenir ». Et même si l’État avait apporté une aide plus tôt, il y aurait tout de même eu des morts, et cela suffit à renforcer la pensée survivalistes. La caractéristique de cette pensée c’est de se raconter d’abord histoire de fin du monde, de volonté d’être autonome, et de tendre vers cet idéal libertarien, animé d’une méfiance généralisée envers certaines autorités. L’Europe est la patrie de la liberté, la libre-circulation Y prendre des mesures exceptionnelles telles que le confinement est en soit déjà une réussite. Or même si les États se débrouillent bien, les survivalistes trouveront toujours des critiques à leur encontre, estimeront « qu’on nous a menti », etc.
Justement, venons-en à votre analyse des discours de catastrophes. Y a-t-il une bonne façon de communiquer collectivement en cas de crise ?
B.V : Le problème est à la fois une question de communication et de sens. Une catastrophe est par définition inassurable. Contrairement à l’accident, qui peut être prise en charge par système assurantiel et notre psyché. La catastrophe, au contraire, c’est inhabituel, c’est une rupture de normalité, une sortie du quotidien. Mais pour continuer à vivre, nous avons besoin de l’accepter. On fait donc appel à nos imaginaires, à ce stock de ressources et de connaissances intimes et communes. À Montpellier où je travaille, nous avons chaque année des grandes inondations et coulées de boues, ou « épisodes cévenols », du nom des Cévennes voisines. Chaque année, le Midi Libre titre « le Déluge » pour parler de cet événement hors norme qui rompt notre manière de travailler ou de nous déplacer. Pour traduire cette rupture du quotidien, on a besoin de faire appel au mythe
Ici, quels mythes sont mobilisés face à la pandémie ?
B.V : Aujourd’hui, c’est dans la fiction qu’on trouve les stocks de connaissances pour traduire les événements inédits. Les ventes de La Peste de Camus ont, par exemple brusquement augmenté. Nous n’avons jamais connu la situation du coronavirus, donc nous n’avons pas de mémoire de cet événement. Or nous avons besoin de modèles d’action pour agir, on réfléchit avant de passer à l’action. J’ai demandé à mes étudiants ce qui guidait leurs comportements face à la pandémie. Pourquoi acheter des pâtes, du riz ? Ils m’ont cité de la science-fiction, des jeux vidéo, des films. Or, ces modèles développent un mauvais exemple, car ceux qui y survivent sont ceux qui ne respectent pas les mesures de l’État. Par exemple, 60 seconds est un jeu vidéo où le but est de prendre tout ce qui est disponible chez soi et s’y terrer, et ensuite est décidé qui pourra survivre. C’est ça, les imaginaires dont on dispose aujourd’hui. La quarantaine, associée à l’isolement et la mort, nous effraiera peut-être plus que la maladie. La maladie nous ouvre également à l’imaginaire du zombie, aujourd’hui très populaire.
Pour vous, c’est donc l’imaginaire qui nous gouverne ?
B.V : C’est mon école de pensée, théorisée par le philosophe Gilbert Durand, à la faculté de Grenoble. Une de ses idées phares c’est que représenter un mal c’est déjà, par la maîtrise du cogito, le dépasser. Il explique que la fiction agit comme une euphémisation du réel. Si nous nous imaginons le virus, le danger bactériologique par une créature avide qui mange la cervelle, nous serons sans doute enclins à le trouver moins grave si on nous le présente comme une simple « forme de grippe » qui « touche surtout les personnes âgées ». Donc la fiction, sous certaines formes, permet d’accepter le réel et de l’euphémiser.
Certains journalistes commencent à faire des photoreportages dans les urgences, comme s’il fallait confronter le public à l’urgence directement afin de comprendre la gravité de la situation…
B.V : Notre imaginaire pour une première fois nous pose problème. Nous avons besoin de plus de réalisme dans les médias pour prendre conscience de l’ampleur de la situation. Le réel que nous avons jusque-là c’est une série de chiffres lointaine, cartésienne, qui déréalise la souffrance, la saturation des hôpitaux, l’épuisement des soignants. Peut-être faudrait-il la montrer pour faire comprendre la réalité. Parmi mes étudiants, certains se disent « ce sont des boomers qui meurent, pas grave». Ils sont touchés quand ils apprennent que l’UEFA décide d’annuler la coupe d’Europe…
Comment changer d’imaginaire collectif ?
B.V : Norbert Elias évoquait la civilisation des mœurs. L’histoire de l’Occident serait celle du raffinement et de l’hygiénisme. Mais pour lui, ce ne sont pas les mesures hygiénistes des États qui ont fait évoluer l’hygiène en Occident. Mais plutôt, ce que Bourdieu décrira plus tard ou ce que Jean Baudrillard a expliqué dans La société de consommation, à savoir la reproduction sociale, vouloir recopier les manières des élites. Il nous faudrait peut-être cela, trouver des modèles pour changer cet imaginaire. C’est la même question pour l’après-pétrole. On y pense sur le mode « Mad Max », apocalyptique, négatif. Il faudrait peut-être développer des imaginaires heureux de cette période. Et peut-être aussi de la quarantaine, des mesures de distanciation sociale.
Des Youtubeurs et influenceurs romands ont réalisé une vidéo humoristique et sérieuse de prévention…
B.V : C’est peut-être plus utile que de faire la morale, car, c’est humain, on a envie de refuser ce qui est imposé, de faire la bise quand c’est interdit. Le ton de l’humour permet de faire passer beaucoup de choses, c’est qu’a proposé Thomas Pesquet. Pas sûr que les films apocalyptiques sur les services de streaming soient eux d’une grande aide…
Je reviens à ma question de tout à l’heure, y a-t-il une bonne façon de communiquer collectivement en cas de crise ?
B.V : Ce virus c’est aussi un virus de l’information, qui circule par des chaines mails, les réseaux sociaux… et peut provoquer la panique en fonction des imaginaires qu’il sollicite. Nous sommes dans une ère où une information farfelue peut facilement se faire passer pour scientifique. La solution peut-être de ne pas se noyer dans l’information pour ne pas être anesthésié par ces discours qui se donnent des atours sérieux. On a besoin d’une communication rationnelle et de vrais chiffres, même si je ne suis pas sûr que cela rassure. On privilégie les articles courts, alors que les lecteurs ont besoin d’informations et souvent profondes. Ils font d’ailleurs confiance aux sites conspirationnistes pour cela, car ils offrent pléthores de détails…
Le constat que vous retirez de cette situation hors norme ?
B.V : Le poids de la fiction sur le réel. Le covid-19 montre à quel point on est détachés du réel et combien la fiction impacte notre quotidien. C’est le théorème de Thomas, psychosociologue qui a étudié l’action des individus. Selon lui, pour agir il faut réfléchir. Pour réfléchir, il faut définir la situation et à partir de là, on n’est jamais dans l’objectivité. Si les hommes définissent des situations comme réelles alors elles seront réelles dans leurs conséquences. Si je dis que les asiatiques apportent virus, je vais les éviter. C’est le principe de la pensée performative ou des prophéties auto-réalisatrices : je vais créer les conditions qui donnent de la consistance à mes discours. Même s’ils sont faux et irréels, socialement et sociologiquement ils vont avoir une réalité. C’est ce qu’on voit avec les phénomènes de pénuries alimentaires dans les supermarchés. Bercés par imaginaires de fin du monde et de manque, on se comporte comme si cette fin du monde allait arriver. Nous sommes simplement en quarantaine, mais c’est la fin du monde et l’apocalypse qui se matérialisent dans nos magasins.