Quand la Bible chante la sexualité
Au cœur du texte biblique, il est un livre qui détonne audacieusement: le Cantique des cantiques. Ces quelques pages intégrées dans l’Ancien Testament encensent en effet sans détour la passion, le désir physique de deux bien-aimés, qui se donnent rendez-vous dans un jardin pour y savourer leur union charnelle tant attendue. A l’occasion de la fête des amoureux, le théologien Thomas Römer nous éclaire sur cette mystérieuse présence. Interview.
Ne devrait-on pas s’étonner de la présence de ce texte dans la Bible?
On pourrait en effet s’en étonner, car c’est un texte où il n’est pas beaucoup question de Dieu ni d’Israël. Il s’agit d’un livre composé de chants érotiques, qui s’extasient de la beauté du corps de la femme et de l’homme: on ne voit pas très bien quel est le lien avec la religion. C’est d’ailleurs pour cette raison que, très vite, on a décrété, dans le judaïsme mais aussi dans le christianisme, qu’il fallait lire ce texte de manière allégorique, c’est-à-dire y chercher un sens caché.
Quel sens lui a-t-on alors donné?
Dans le judaïsme, le Cantique des cantiques est devenu la métaphore de l’amour de Dieu, ou du Messie, pour son peuple. Plus tard, dans le christianisme on a repris cette idée en disant qu’il était ici question de l’amour du Christ pour son Église. Or cette lecture ne rend à mon avis pas du tout compte de l’intention du texte, qui pour moi n’est autre qu’un hymne à l’amour et à l’érotisme. On a d’ailleurs retrouvé des discussions de rabbins qui s’offusquaient justement que l’on chante ce texte dans des bordels et des tavernes...
Dans quelle mesure ce texte était-il audacieux pour l’époque?
Aujourd’hui, on ne s’en rend pas compte, parce qu’il y a des comparaisons et des euphémismes qu’on ne comprend pas toujours très bien, mais c’est un texte très sexué. Ce qui est aussi assez intéressant, c’est que la femme y parle tout autant que l’homme. Traditionnellement dans la poésie amoureuse mésopotamienne, égyptienne ou arabe, c’est surtout l’homme qui célèbre la beauté de sa bien-aimée. Les femmes n’ont pas tellement voix au chapitre. Là, au contraire, la femme prend tout autant l’initiative que l’homme, elle n’est plus seulement objet du désir masculin. Cette sorte d’égalité des sexes est plutôt audacieuse pour l’époque.
Comment expliquer que ce livre soit devenu canonique?
Le fait que l’on a attribué ce texte, comme le livre des Proverbes et celui de l’Ecclésiaste, au roi Salomon a sans conteste joué un grand rôle. D’une part on disait que le roi Salomon avait composé toutes sortes de textes, et d’autre part, celui-ci était aussi connu dans la Bible pour avoir aimé beaucoup de femmes: on a donc un peu fait le rapprochement. Aujourd’hui, il y a cependant un consensus pour dire que le Cantique des cantiques, selon des études linguistiques, a été écrit beaucoup plus tard, entre le 3e et 4e siècle avant l’ère chrétienne.
Que sait-on d’autre sur son origine?
Il est vraiment difficile de définir clairement son origine. Ce que l’on sait cependant, c’est qu’en Égypte, par exemple, les scribes qui devaient copier des textes officiels en avaient parfois marre et s’amusaient un peu en composant des textes érotiques.
Ce livre n’aurait donc rien à faire dans la Bible?
Non, je pense que c’est très bien que ce livre soit dans la Bible, au contraire! Mais il est vrai que ce livre a gêné certains penseurs un peu orthodoxes, à la fois dans le judaïsme et le christianisme, qui pensaient que la Bible devait uniquement parler de Dieu et de son intervention pour son peuple. Mais on peut aussi raisonner autrement: la Bible parle de tout ce qui concerne l’être humain, laisser de côté l’amour et l’érotisme serait quand même étonnant.
La lecture qui a prédominé pendant longtemps, soit cette allégorie de la relation entre Dieu et son peuple, a-t-elle évolué au cours de l’histoire?
Elle a évolué au moment de la Réforme protestante. Des voix se sont alors élevées pour dire qu’il fallait vraiment reprendre le texte premier des livres. Calvin et le théologien Sébastien Castellion se sont d’ailleurs affrontés sur la question. Pour ce dernier, il fallait lire ce Cantique des cantiques comme une collection de poèmes érotiques, ce que ne pouvait accepter le réformateur. A partir de la Réforme pourtant, s’est imposé ce courant dans le protestantisme, qui voulait s’attacher à comprendre le texte pour ce qu’il veut être.
La métaphore du couple pour représenter la relation entre Dieu et son peuple, et ensuite entre Jésus et son Église, est pourtant récurrente dans la Bible...
Absolument, celle-ci n’a jamais été abandonnée. Cette métaphore est présente au sein des textes prophétiques, mais aussi dans certaines Épitres du Nouveau Testament. La relation entre le Dieu d’Israël, Yahvé, et son peuple y est comparée à une relation amoureuse entre un homme et une femme. C’est certainement cela aussi qui a favorisé cette lecture allégorique du Cantique des cantiques. Dans les livres prophétiques, le peuple de Dieu est ainsi décrit comme la femme qui trahit l’homme, cherche d’autres amants et finit par le quitter. Alors que l’homme, face à cette infidélité, reste toujours bon et fidèle.
Dans le Cantique des cantiques, il n’existe pourtant qu’une seule allusion à Dieu…
Oui, il y a juste cette allusion un peu cachée à la fin: «ses foudres ardentes, une flamme de Yahvé». Ce verset commence d’ailleurs par «Fort comme la mort est l’amour, dur comme le séjour des morts est l’envie». L’amour a donc quelque chose de divin: il donne du sens face à la mort. On ne dit pas qu’il est plus fort que la mort – cela, d’autres textes le diront plus tard –, mais que face à la mort qui est le destin de tous les hommes, l’amour est ce qui donne du sens à la vie humaine.
Plus que l’amour, c’est la sexualité qui y apparaît comme un don de Dieu. On est loin de l’image d’un christianisme castrateur et culpabilisateur…
Oui, tout à fait, les connotations érotiques sont assez claires. Ce texte chante la passion, l’amour sexué, et donc la sexualité. Et puis surtout, il s’agit ici d’une sexualité qui n’est pas limitée à la procréation, bien au contraire. Plus tard, dans l’histoire de l’Église, on parlera de la sexualité comme d’une sorte de mal nécessaire: parce qu’il faut bien procréer pour avoir une descendance. Ici, il n’est aucunement question de descendance, mais bien de vivre l’amour et la sexualité pour ce qu’ils sont en tant que tels.
Pour vous, que faut-il avant tout retenir de ce texte?
Que la sexualité, le plaisir sexuel, la réjouissance que l’on peut avoir l’un face à l’autre n’est pas du tout quelque chose du domaine du péché, mais au contraire, c’est un don divin. Il faut donc se réjouir d’être des êtres sexués et prendre plaisir à la sexualité, au lieu de la condamner.