Souvenirs du 9 novembre 1989
Il est des événements qui restent aussi présents qu’au premier jour. Ainsi en va-t-il pour moi du 9 novembre 1989. Pourtant, c’est uniquement au matin du 10 novembre que j’ai appris l’ouverture du Mur, le soir pécédent. A vrai dire, sans grande surprise : depuis la chute de Honecker le 18 octobre et son remplacement par Krenz, j’étais persuadé que le Mur de Berlin allait tomber dans les semaines suivantes. Mais avec une joie d’autant plus profonde.
Depuis plusieurs années, j’avais des relations d’amitiés étroites avec quelques théologiens de Berlin-Est, rencontrés au Leuenberg dans le cadre de la Barth-Tagung qui s’y déroule chaque année en juillet. Une délégation de théologiens du Sprachenkonvikt de Berlin (la Haute Ecole ecclésiale de Théologie de Berlin-Est, qui n’avait pas le droit de porter ce titre) pouvaient participer à ces rencontres et profiter de quelques jours de vacances supplémentaires avant de rentre à Berlin-Est. Pour eux c’était la seule occasion de venir à l’Ouest. Et tous savaient que si l’un devait faire défection, plus aucun autre ne recevrait de visa Ils profitaient donc de ces quelques jours de liberté avant de « rentrer en prison ».
Depuis un peu plus d’un mois, les événements s’étaient précipités à Berlin-Est et dans toute la RDA. Le 7 octobre, un groupe de théologiens avaient refondé le Parti-Social-Démocrate en RDA, dans la cure du pasteur Markus Merkel (sans liens de parenté avec Angela Merkel) ; le choix du lieu avait obéi à des contingences typiques de la RDA : la cure possédait une porte de derrière qui donnait directement dans le cimetière et aurait permis aux participants de s’éclipser discrètement en cas de descente de police.
Le 9 octobre, la première grande manifestation du lundi à Leipzig, après la traditionnelle prière pour la paix dans la Nikolaïkirche, s’était déroulée sans violence, consacrant le slogan qui allait devenir celui de la révolution pacifique en RDA : « Nous sommes le peuple ». Jusqu’au dernier moment, tout le monde avait craint que les groupes paramilitaires, mobilisés pour l’occasion, chargent les manifestants et provoquent un bain de sang. Cette manifestation du 9 octobre marqua le tournant décisif. Le 4 novembre une gigantesque manifestation réunissait près d’un million de personnes sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Quelques jours plus tard, Günther Schabowski annonçait presqu’à l’improviste que les citoyens de la RDA avaient le droit de voyage à l’Ouest sans autres restrictions et que cette nouvelle réglementation entrait en vigueur immédiatement. C’était le signal de la ruée sur les points de passage à l’Ouest.
Dès le lendemain, à quelques-uns, nous décidâmes de nous rendre à Berlin. La ville était méconnaissable ; partout des Trabis, cette petite voiture de RDA avec un moteur à deux temps, qui plongeaient la ville dans des nuages de gaz d’échappement aux odeurs pénétrantes d’huile. Dès vendredi, j’avais contacté l’historien Rudolf von Thadden, qui avait été mon professeur à Göttingen (lors de mon premier appel, sa femme à laquelle je demandais s’il était possible de parler à son mari, me répondit : « Malheureusement pas, il est en train d’expliquer ce qui se passe à Mitterrand »).
Descendant d’une famille de la petite noblesse prussienne, social-démocrate et protestant engagé, francophone et francophile (il avait fait son gymnase à Coppet), von Thadden était euphorique. Comme tous les socio-démocrates de l’ancienne génération, il n’avait jamais renoncé à l’espoir de la réunification. Et pour lui, dès le 12 novembre au matin, il ne faisait pas de doute que l’Allemagne serait réunifiée dans l’année. Il calculait déjà, victime sur ce point de la propagande officielle de la RDA, que le PIB de l’Allemagne réunifiée ferait d’elle la seconde puissance économique du monde, derrière les Etats-Unis mais devant le Japon…
Plus nous approchons de ce qui, il y a quelques jours encore, était le « rideau de fer », plus l’ambiance tourne à la fête au village. Sur les quelques deux cents ou trois cents derniers mètres avant la frontière, les sociétés villageoises ont improvisé des stands de bienvenue : pompiers-volontaires, chœur mixte et paroisse protestante offrent à chaque trabi qui arrive saucisses rôties, salade de pommes de terre, boissons chaudes ou bière. La fanfare de la paroisse protestante joue des chorals. Quelques mètres plus loin, la frontière : un grillage de plus de trois mètres de haut, cisaillé à la hâte pour créer un passage là où, quarante ans plus tôt, se trouvait une route.
En principe, il fallait disposer d’un visa pour entrer RDA. Seules les autoroutes de transit pour Berlin-Est pouvaient être empruntées librement. Mais ce jour-là, il nous suffit de prétendre être journalistes pour que les deux policiers nous laissent passer. Nous parcourons ainsi pendant une bonne heure la campagne de RDA, salués avec enthousiasme par toutes les voitures que nous croissons, avant de revenir à l’Ouest pour rejoindre l’autoroute qui relie l’Allemagne de l’Ouest à Berlin.
L’autoroute, d’habitude presque déserte, est surchargée, essentiellement de voitures de RDA. Car nous sommes en Allemagne : si chacun a profité du week-end pour se rendre à l’Ouest, tout le monde rentre maintenant pour reprendre le travail lundi matin. Même la révolution se fait en respectant l’ordre ! Sans visa, nous n’avons pas le droit de séjourner à Berlin-Est, mais seulement de nous y rendre pour la journée. C’est donc à Berlin-Ouest que nous logeons, dans une pension proche du Kudamm.
Le lundi, je retrouve mes amis de Berlin-Est. Impossible de retracer ici tous nos échanges. Une anecdote suffira. L’étudiante qui me disait en juillet devoir bientôt « rentrer en prison » est l’une des premières personnes que je rencontre à Berlin-Est. Elle est une couche-tôt. Elle était donc déjà au lit le 9 novembre lorsque les points de passage ont été ouverts aux alentours de 22 heures. Mais elle se trouve habiter sur l’une des rues qui mène directement à l’un de ces points de passage, l’Oberbaumbrücke. Aussi le vacarme inhabituel l’a-t-il réveillée. Ouvrant la fenêtre, elle voit la rue noire de monde et demande aux passants ce qui se passe. On lui répond que la frontière est ouverte. Après un moment d’incrédulité, constatant que tout le monde marche en direction de la frontière et que personne n’en revient, elle se convainc que cela doit être vrai, s’habille en hâte, descend et traverse le pont qui l’amène à Kreuzberg, de l’autre côté de la frontière. « Ils ne m’auront pas une seconde fois ! » se jure-t-elle.
Après avoir passé la nuit chez un de ses anciens amis, la première chose qu’elle fait est d’aller voir les célèbres tableaux de Caspar David Friedrich alors conservés à Charlottenburg, et tout spécialement « Le moine au bord de la mer ». Puis, me raconte-t-elle, elle a été voir … un film porno dans un sex-shop près de la gare du Zoo, car ce genre de films n’existait pas en RDA. Elle ne rentrera chez elle que dimanche, une fois que les premières brèches dans le Mur auront rendu irréversible l’ouverture de la frontière. Elle ne craignait plus se retrouver en prison.