Un poisson nommé Jésus
Si le symbole du poisson s’affiche encore fièrement sur l’arrière de certaines voitures, il est apparu aux premières heures du christianisme, comme signe de ralliement des premiers chrétiens. Mais pourquoi un poisson? «C’était le code indéchiffrable, à part pour ceux qui en avaient la clé», souligne Daniel Marguerat, professeur honoraire de Nouveau Testament à l’Université de Lausanne. Et de préciser: «Il s’agit d’un acrostiche. Poisson se dit ichtus en grec. Ces six lettres sont les premières des six mots qui donnent l’expression suivante: Jésus-Christ fils de Dieu, sauveur.»
Une aubaine pour les premiers chrétiens, qui vont alors se servir du motif du poisson comme signe de ralliement. Pour rester incognito? «On exerce un certain ostracisme à l’endroit des chrétiens pendant les trois premiers siècles. Ils subissent à l’époque ce qui peut s’apparenter à des pogroms», renseigne Daniel Marguerat. «C’est à partir du règne de l’empereur Dioclétien, de l’an 284 à 324, que la persécution des chrétiens est officiellement encouragée par le pouvoir en place.»
Art paléochrétien
À l’époque, le poisson n’est toutefois pas un symbole inédit. «Les chrétiens reprennent des symboles déjà en circulation. Chez les Grecs et les Romains, le poisson symbolisait d’ailleurs la virilité», note Olivier Bauer. «Pendant l’Antiquité, il a même une aura un peu magique puisque c’est un animal qui peut vivre sous l’eau, ce qui nous est impossible», souligne Régis Courtray, maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université de Toulouse.
Pour les premiers chrétiens, le poisson devient donc un moyen d’évoquer le Christ sans le représenter, alors que les autorités romaines traquent ceux qui n’adhèrent plus à la religion polythéiste, se rendant ainsi coupables de résistance contre l’Empire. «Son succès est considérable. À côté de l’acrostiche, le poisson devient l’une des premières images fortes de l’art paléochrétien», complète Régis Courtray. «On en trouve alors des représentations sur des épitaphes, des mosaïques ou des anneaux.»
«Le choix de ce symbole rejoint aussi l’idée que Jésus, qui a pris chair humaine, a vécu comme un poisson dans l’eau au milieu des hommes», complète Olivier Bauer. «Avec ce double sens selon lequel Jésus repêche, avec l’hameçon que représente sa croix, les petits poissons que sont les hommes dans le grand océan qu’est le monde, en les sauvant ainsi par son sacrifice.» Régis Courtray renchérit: «Il s’agit donc également d’un symbole du salut, le poisson pouvant aussi représenter tous les baptisés ayant officialisé leur adhésion au Christ.»
Eucharistie
Mais le poisson ne figurera pas uniquement le Christ et les premiers chrétiens. Représenté comme aliment, il va également symboliser l’eucharistie, à savoir la célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus, représentés dans la liturgie par le pain (ou l’hostie) et le vin. «Le poisson, parfois grillé, évoque ainsi le corps du Christ plutôt que le Christ luimême», précise Olivier Bauer. «C’est sans doute le récit de la première apparition du Christ à ses disciples qui a le plus contribué à donner au poisson sa signification eucharistique», souligne d’ailleurs Régis Courtray. Et de citer alors les paroles de Jésus: «Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes.»
Dans la Bible, le poisson est particulièrement présent dans le Nouveau Testament. On relève notamment l’épisode de la pêche miraculeuse qui concourt également à donner ses lettres de noblesse au poisson. «Jésus partage un repas avec sept de ses disciples, qui pêchaient au lac de Tibériade», relate Régis Courtray. «Dans cet épisode biblique, les disciples, sur ordre de Jésus, lâchent leurs filets et capturent une multitude de poissons.» Un autre épisode raconte Jésus multipliant pour la foule des pains et des poissons. Il nourrit ainsi 5000 hommes, avec seulement cinq pains et deux poissons.
Régis Courtray en cite encore un autre: «Plus surprenant, on trouve également ce passage où, à la demande de Jésus, Pierre pêche un poisson dans la bouche duquel il trouve de quoi payer l’impôt romain imposé à tous les Juifs, et qui servait à l’entretien du temple de Jérusalem.»
Le poisson se fraie donc un chemin dans le christianisme primitif, «entre le monde romain, saturé d’images, et le monde juif, où les représentations sont interdites», note Sarah Scholl, professeur associée de théologie à l’Université de Genève.
Trois traditions, trois symboles
Depuis les années 1970, le poisson est de retour, principalement utilisé par les évangéliques américains avant que la tendance ne se propage internationalement. En pendentifs, en porte-clés, le poisson signe à nouveau l’appartenance chrétienne, même si c’est principalement sur les voitures que l’on peut le retrouver.
«C’est aussi un moyen pour les évangéliques de se distancier de la croix christique des catholiques, et ainsi affirmer leur totale indépendance théologique», souligne Daniel Marguerat. «Il y a aussi là-dedans une forme de protestation. Placer une croix à son cou ou derrière sa voiture n’a plus rien d’original. En effet, la croix a parfois pu être complètement vidée de son sens, en cela que le motif de la croix peut être désormais utilisé comme un symbole esthétisant comme un autre.»
Pour Sarah Scholl, «il s’agit, pour les évangéliques, de jouer avec la notion de premiers chrétiens, au plus près du Christ, mais également avec la notion de persécution que ces derniers ont subie, afin de marquer leur différence dans un monde où leur courant chrétien n’est pas institutionnalisé, bien qu’il soit majoritaire aux États-Unis.»
Le poisson a d’ailleurs servi aussi à moquer les évangéliques. On a pu notamment railler leur créationnisme dans des caricatures représentant le poisson contenant dans son corps le nom de Darwin, auteur de la théorie de l’évolution. En réaction à ces moqueries, Olivier Bauer indique que, «dans un certain christianisme, on a alors fait évoluer le poisson en un requin, pour affirmer toujours plus fort et de façon combative ses convictions chrétiennes».
«Jusqu’au XIXe siècle, les protestants n’aimaient pas la croix», note encore Olivier Bauer. Il ajoute d’ailleurs que pour certains pasteurs, quoique très rares aujourd’hui, «la croix n’a pas sa place dans une église protestante. C’est un symbole de mort». À la réformation, au XVIe siècle, on veut en effet bannir ce symbole, avec lequel on n’est pas confortable.
Dès le XVIIe siècle, peu après la révocation de l’édit de Nantes, par lequel Louis XIV interdit le culte protestant en France, apparaît d’ailleurs la croix huguenote. Une famille de bijoutiers de Nîmes, en Languedoc, aurait créé ce bijou d’abord féminin qui se répand rapidement chez les réformés. Après un succès relatif et un oubli de plus d’un siècle, la croix huguenote réapparaît au XXe siècle, et plus particulièrement lors de la Seconde Guerre mondiale. Son utilisation dans l’insigne des résistants réformés en fait le bijou préféré des protestants, porté par des hommes et des femmes.
«Chez les catholiques, le crucifix domine», commente Olivier Bauer. La croix latine, dont la branche inférieure est plus longue que les autres, est utilisée avec une représentation du crucifié, dans les églises mais également lors de processions, pèlerinages et rassemblements. C’est également le cas chez les orthodoxes.